Certaines souricières capturent, mais ne blessent pas ;
certaines souris s’y trouvent bien.
Hercule hésitant entre la Vertu et le Vice
Gravure d’après Saenredam, fin XVième
La Vertu casquée expose à Hercule son programme pédagogique : un chemin rocailleux, mais qui mène à la gloire.
Le Vice nu tire le héros par son gourdin et a posé dans l’arbre un programme plus alléchant : un festin en galante compagnie.
La souricière révèle le pot au rose : la voie du Vice n’est qu’un cul de sac. Au dessus du piège, le chemin de l’arbre enveloppe la femme nue, puis s’épanouit vers toutes les femmes nues du tableau : comme si la malédiction de la souris grimpante remplaçait ici celle du serpent biblique.
Femme à la souricière
Mellan, milieu XVIIème, Bibliothèque municipale, Lyon
Cette gravure inachevée comporte plusieurs détails compliqués :
- en haut à droite, un couple s’enlace tandis qu’une femme, qui les regarde à travers un masque souriant, nous prend à témoin avec son véritable visage : celui de la vieillesse ; elle pose son index sur ses lèvres pour nous demander le silence ;
- en haut à gauche, un tableau montre un Dieu ailé ( Chronos avec son sablier sur la tête) qui enlève son enfant à une femme ;
- au centre, un Amour blond tend une grappe juteuse à un Amour noir, tandis qu’un troisième s’intéresse à la feuille de vigne qui ferme le pubis de la femme ;
- à gauche, sur le meuble orné d’un amour qui suce son doigt, une souricière ouverte attend sa proie.
Le thème général est assez clair :
- la Beauté est fugace,
- le Temps tue l’amour,
- les Appas sont comme des grains de raisins qui attirent les prédateurs,
- lesquelles finissent dans le piège.
Dans la métaphore aviaire habituelle, des amours ailés sont mis en cage (voir L’Oiseau chéri ) . Dans cette métaphore originale, des amours aptères (blancs comme des souris ou noirs comme des rats) sont également pris dans la souricière :
l’inconvénient étant que la conclusion logique met en équivalence
le sexe de la femme avec un piège à rats.
On comprend que Mellan n’ait pas achevé sa gravure…
Napoléon dans une souricière
Caricature hollandaise, 1815
Profitons de cette caricature pour clarifier le fonctionnement de la souricière à bascule, modèle que nous allons retrouver sur plusieurs siècles, et dont la caractéristique première est qu’il emprisonne, mais ne tue pas.
On comprend bien comment le prédateur, attiré par le fruit, a délogé le crochet, faisant retomber la porte derrière lui.
Mais revenons au XVIIème siècle, âge d’or de cette métaphore.
Fit spolians spolium
Jacob Cats, Monita amoris virginei, Amsterdam,1620.
Dans ce livre d’emblèmes, la souricière a essentiellement une valeur morale générique : tel est pris qui croyait prendre.
Une des devises ramène néanmoins le prédateur captif au cas particulier de l’amant devenu mari :
« Je me suis marié, j’ai perdu la liberté »
« Uxorem duxi, libertate perdidi »
Muscipula Amoris
Emblème 34 de Ludovicus van Leuven, 1629,
Amoris divini et humani antipathia
Une souris de belle taille est piégée dans une souricière géante, la queue coincée sous la porte. Cupidon désigne cet appendice à une jeune fille plus intéressée qu’effrayée. La devise en français fournit la moralité :
« Qui chasse en parc d’Amour a bien dessein de prendre
Mais las ! Va prisonnier, sans penser de s’y rendre »(Voir les emblèmes en ligne : http://emblems.let.uu.nl/ad1629_1_034.html#folio_pb68a)
N’ayant pas oser représenter carrément un Amoureux en cage, l’artiste a tranché en deux la difficulté : la partie animale dedans, la partie virile dehors.
Malgré la popularité des livres d’emblèmes, la souricière est restée très rare en peinture : la version noble du thème a presque totalement phagocyté la version sale. En tant que métaphore phallique, l’oiseau qui becquette et étend ses ailes est nettement plus recevable que le rat lubrique qui se faufile dans tous les trous en trainant sa queue démesurée.
Un peintre a utilisé néanmoins la souricière à quatre reprises, sans doute parce que sa production massive le contraignait à exploiter systématiquement tous les objets du quotidien.
La souricière
Gerrit Dou, vers 1650, Musée Fabre, Montpellier
Un jeune peintre ramène triomphalement une souris prise au piège à sa mère, laquelle pèle des panais (dont la forme et même le nom en français sont adéquats au symbole).
La cave à vin
Gerrit Dou, vers 1660, Collection particulière
Un vieil homme, privé de tous les plaisirs de l’existence, se chauffe au fond près du feu.
Dans la cave, un jeune couple (le fils de la maison et une servante) est venu tirer du vin, dernière consolation de la vieillesse. Le jeune homme le goûte, sous le regard interrogatif de la servante.
A la verticale du verre s’étage une batterie de symboles :
- le robinet crache dans la cruche ;
- la bougie érige sa flamme ;
- la souricière, armée, attend sa proie.
Jeune hollandaise à sa fenêtre
Gerrit Dou, 1662, Galleria Sabauda, Torino
Une jeune femme ouvre sa fenêtre pour cueillir une grappe à la treille.
A gauche est fixé un modèle sophistiqué de cage à oiseau : une véritable petite maison, sous laquelle est assujettie une mangeoire fermée, à côté du perchoir. Le fil est assez long pour permettre à l’oiseau de voleter jusqu’au bac à eau suspendu sous l’étagère du bas.
Il faut bien sûr noter l’analogie de forme entre la porte devant laquelle se tient l’oiseau, et la fenêtre de la jeune femme : celle-ci n’agite pas la grappe pour son usage personnel, mais pour attirer de gros oiseaux, ceux qui passent dans la rue.
Intérieur de cuisine
Pieter Slingelandt, vers 1670, Duke of Sutherland Collection,
Edinburgh, National Gallery of Scotland
Bref aparté sur cette scène singulière : un jeune homme offre à la fille une perdrix morte, tandis que, derrière eux, un cuistot embroche une volaille.
L’offrande d’un volatile mort avait donc clairement, en Hollande, une signification érotique (voir les analyse de E. de Jongh, 1976 , « Tot lering en vermaak Betekenissen van Hollandse genrevoorstellingen uit dezeventiende eeuw », Rijksmuseum, Amsterdam, p 285 http://www.dbnl.org/tekst/jong076totl01_01/jong076totl01_01_0078.php )
Jeune fille à sa fenêtre avec un chat, une souricière, un canard pendu et un pot en étain
Gerrit Dou, 1670-75, Collection particulière
Dans cette apothéose de la symbolique amoureuse, Gerrit Dou a fait très fort :
- l‘aiguière utérine
- le canard mort et son long cou (voir L’Oiseleur )
- qui remplace l’oiseau absent (voir L’oiseau envolé )
- la souricière pleine, sous les yeux souriants de la dame et de son chat (voir Pauvre Minet )
L’équivalence entre l‘oiseau évanoui et la souricière comblée est établie ici de manière quasiment mathématique.
Si nous revenons au premier tableau de la série (le jeune homme qui ramène sa souris capturée), nous pouvons faire raisonnablement l’hypothèse que la souricière remplie constitue le pendant masculin de la cage vide :
-
déniaisage triomphal pour les jeunes garçons,
-
défloration plus problématique pour les jeunes filles
La dame du tableau, vu son sourire ravi, n’en est probablement pas à sa première souris…
Jeune femme avec un souricière
Abraham Snaphaen, 1682. Leiden, Stedelijk Museum De Lakenhal
Même contentement chez celle-ci, qui désigne sa souricière pleine au dessus de sa cruche béante, tandis qu’à droite une bougie remplace le canard mort dans le rôle de l’objet mollissant.
Lorsqu’elle n’est ni une marchande ni une ménagère affairée, la dame à sa fenêtre est souvent, dans la peinture hollandaise, une femme légère.
La souricière
Willem van Mieris, Museum Smidt van Gelder, Anvers
Peut être faut classer parmi ces dames sûres de leurs charmes cette plantureuse musicienne, faisant à son chat l’hommage d’une souris.
Dans cette prise de possession en deux temps, ce que la souricière a amorcé (la capture) va être fini par le félin (l’ingestion).
Garçon à la souricière
Adriaen van der Werff,vers 1678-9,National Gallery, Londres
Même scène, mais en inter-changeant les sexes : cette fois c’est un très beau jeune homme qui présente une souris à un chat. Deux papillons volettent autour de lui, symboles de la fugacité des choses belles.
Autoportrait
Adriaen van der Werff, 1696, L’Ermitage, St. Petersbourg
Le jeune homme ressemble comme un frère à cet auto-portrait brillant, où Adrien dans sa splendeur s’est représenté en train de peindre une Vanité : un crâne couronné de lauriers.
Tout comme le peintre tient le pinceau de sa main droite, le jeune homme s’approprie le trébuchet, dont le fil semble se confondre avec la calligraphie de la signature.
En somme, la souricière ferait la nique au chat, et le jeune homme brandissant ironiquement la souris lui dirait : celle-là, tu ne l’auras pas.
Iconographie très personnelle, mais cohérente avec un autre tableau de van der Werff, où il vante les jeunes gens qui étudient l’Antique, plutôt que de perdre leur temps à des jeux de vilains (voir Le chat et l’oiseau )
Nous savons que ce tableau avait un pendant aujourd’hui perdu : Un garçon mettant un oiseau en cage. Chez un peintre moraliste et sublimateur , tel que Van der Werff nous apparaît, il y a fort à parier que le sujet du pendant ait été la modération en amour, souricière et cage faisant barrage dans les deux cas à la voracité sexuelle du prédateur.
L’apparat trompeur et l’ oiseau envolé
Francois Eisen, 1763, Collection privée
Une souris attrapée par un garçon souriant d’un côté ; un oiseau échappant à une jeune fille catastrophée de l’autre : nous retrouvons la mise en balance humoristique du déniaisage bénin versus la défloration irrémédiable : la souris n’en meurt pas, mais l’oiseau, une fois la porte ouverte, ne revient jamais dans sa cage.
Le titre du premier tableau, L’apparat trompeur, suggère une ironie supplémentaire : le fil à laquelle la souris est pendue la transforme en appât, et le chat en proie.
Une fois libérée de la souricière, c’est maintenant la souris qui va faire enrager les chattes.
La souricière
Alexandre Antigna, 1872
Exemple tardif où une jolie bretonne n’hésite pas à relâcher la souris d’un jeune breton hilare, sous les yeux interrogatifs d’une petite fille, trop jeune pour apprécier la symbolique.
Pinup à la souris
Knute O.Munson, vers 1950
L’ombre de la souris humaine prolonge et amplifie celle de l’animal phallique.
De la souricière ne restent plus que les rayures de la chaise, sur laquelle la fille est prise au piège.