« Au travers du cas très exceptionnel d’Albert Vassart et de sa femme, Claude Pennetier et Bernard Pudal analysent ainsi le rôle qu’est amené à jouer l’injonction biographique dans la formation du sujet communiste. Devenir cadre dans le mouvement ouvrier supposait une formation passant par l’exercice d’introspection autobiographique, à la fois rite initiatique militant et moment de vérité politique. On mesure sur ce point l’intérêt de ces « ego-documents » d’un type très particulier que sont les récits autobiographiques élaborés par les militants malgré les difficultés pour ceux-ci non seulement à maîtriser l’expression écrite mais aussi à accepter de se livrer à un exercice peu coutumier sous l’angle de leurs dispositions, indissociablement sociales et psychologiques, à faire œuvre d’introspection. »
Les auteurs dépassent leur pensée propre par l'apport d'autres théoriciens et témoignages, autant d'éléments de compréhension...
Michel Peyret
Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.)
Le sujet communiste. Identités militantes et laboratoires « du moi »
Stéphane Olivesi
Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.), Le sujet communiste. Identités militantes et laboratoires du "moi", Rennes, PU Rennes, coll. « Histoire », 2014, 258 p., ISBN : 978-2-7535-3481-0.
1Renouer avec la question du sujet pour pénétrer la réalité de l’expérience, indissociablement individuelle et collective, que firent des milliers de militants communistes tel est l’objectif principal du livre Le sujet communiste. Identités militantes et laboratoires du « moi » coordonné par Claude Pennetier et Bernard Pudal. L’ouvrage réinvestit des thématiques traditionnelles de la recherche en histoire contemporaine et en science politique : les formes d’adhésion au projet communiste, le vécu de ceux qui expérimentèrent le socialisme réel, la signification de l’engagement communiste dans des pays qui ne l’étaient pas et qui cherchaient souvent à en endiguer la menace, le rapport des individus aux institutions communistes, les trajectoires militantes…
Mais il le fait en renouvelant le regard porté sur ces objets au moyen d’une nouvelle focale. La référence (trop) ponctuelle à L. Althusser, importateur de la théorie lacanienne du sujet de l’inconscient dans le marxisme des années soixante, fait figure de jalon théorique posé dès l’introduction. Davantage présente, la réflexion du dernier Foucault nourrit également les analyses. Si les contributeurs puisent davantage leurs outils d’analyse dans les classiques des sciences sociales que dans ces deux figures, la thématique du sujet s’impose néanmoins au fil de l’ouvrage comme dénominateur commun et comme fil directeur. Que signifiait être communiste pour ceux qui le furent ? Quels en étaient les modes d’apprentissage et les conditions d’appropriation ? Qu’impliquait sous l’angle du rapport à soi cette identité ? Quelles transformations de soi découlaient aussi de l’appartenance à des organisations communistes ?
2Outre la nécessité de s’émanciper de quelques illusions tenaces telles que « l’homme soviétique » ou « l’homme communiste », on souscrira à cette démarche pour une double raison. D’abord, elle présente l’intérêt d’élargir la focale à partir de laquelle le vécu des individus et les systèmes de représentation au travers desquels ils sont amenés à percevoir la réalité et à agir sur celle-ci sont abordés. Ensuite, elle permet de restituer à la réalité son épaisseur : épaisseur individuelle liée à ce que les individus ont pu vivre et percevoir, mais aussi épaisseur collective dans la mesure où les expériences de sujet – ce que l’on pourrait appeler, puisant dans la terminologie foucaldienne, les formes de subjectivation – relèvent de constructions sociales induisant l’intériorisation d’identités, de valeurs et de manières d’être partagées par de très nombreux individus.
3On ne prétendra pas dans le présent compte-rendu restituer la diversité des facettes d’un ouvrage collectif, par définition composite, qui se présente à la fois comme un manifeste renouvelant les études et comme une synthèse critique des connaissances en la matière. On se limitera à mettre en lumière et à discuter quelques aspects saillants, non sans avoir indiqué au préalable que le livre se divise en deux parties : une première partie intitulée Le sujet « stalinien » elle-même composée de quatre contributions et, une seconde partie, Être communiste en France composée de six contributions.
4On peut regretter que l’exploration proposée dans la première partie soit trop focalisée sur des objets et des thèmes restreints et qu’elle ne bénéficie pas d’un cadrage plus global. Elle n’intègre d’ailleurs pas, ni n’évoque la réalité des mémoires encore vivantes et se focalise principalement sur la période stalinienne. Malgré la richesse et la qualité historiographique des différentes contributions, on peut donc regretter de ne pas avoir davantage d’éléments relatifs au vécu des individus, par exemple à leur rapport à l’enseignement officiel de l’histoire et de la philosophie. L’analyse des systèmes de représentations dans lesquels il fallait communier pour être un bon sujet communiste est quelque peu délaissée, laissant en partie dans l’ombre la manière dont ces sujets appréhendaient ces représentations et négociaient avec les règles de sociabilité qui leur étaient imposées. Les formes de vie collective qui faisaient le quotidien des habitants des différents pays du bloc soviétique n’apparaissent pas.
On en revient donc implicitement à une conception du sujet résumé à l’acteur ou à l’agent politique perdant ainsi une partie du profit escompté d’un élargissement de la recherche aux formes de subjectivité et aux manières d’être sujet (sujet parlant, sujet travaillant, sujet désirant…) en régimes communistes. D’ailleurs, il aurait été intéressant de travailler comparativement sur des pays tels que la Pologne et l’URSS pour voir à quel point derrière des systèmes de représentations et des formes d’assujettissement similaires pouvaient subsister de grandes différences dans le rapport des individus aux systèmes de représentations qu’on leur imposait, en raison de facteurs indissociablement biographiques (liés aux histoires familiales) et collectifs (liés aux contextes et aux histoires nationales).
On regrettera aussi que cette exploration n’évoque ni la littérature, ni la culture populaire fortement marquée en URSS par l’expérience de l’internement au point d’avoir concouru à la définition d’une sorte d’ethos russe généralisé, marqué par la culture des camps. Cette réserve s’explique en partie par les choix des matériaux faisant l’objet d’investigation (sources écrites privées, sources officielles). On peut aussi regretter que les nombreuses références à Michel Foucault – auteur, il est vrai, difficile à instrumentaliser pour le rendre opérationnel - paraissent vivre leur vie sans véritable prise sur les objets étudiés.
5On sera davantage convaincu de l’adéquation entre le projet général et ses réalisations en lisant les articles de la deuxième partie du livre. Au travers du cas très exceptionnel d’Albert Vassart et de sa femme, Claude Pennetier et Bernard Pudal analysent ainsi le rôle qu’est amené à jouer l’injonction biographique dans la formation du sujet communiste. Devenir cadre dans le mouvement ouvrier supposait une formation passant par l’exercice d’introspection autobiographique, à la fois rite initiatique militant et moment de vérité politique. On mesure sur ce point l’intérêt de ces « ego-documents » d’un type très particulier que sont les récits autobiographiques élaborés par les militants malgré les difficultés pour ceux-ci non seulement à maîtriser l’expression écrite mais aussi à accepter de se livrer à un exercice peu coutumier sous l’angle de leurs dispositions, indissociablement sociales et psychologiques, à faire œuvre d’introspection.
Contrairement aux autobiographies profanes ou à d’autres écrits de même type, le discours comporte ici une dimension sociale, instituée, en raison des enjeux dont il est l’expression et, simultanément, une dimension personnelle, subjective, presque intime. Et sa force, son intérêt aussi, c’est symboliquement de nouer ces deux faces : au fil du récit, le militant communiste devient le sujet qu’il est. Il ne s’agit pas simplement pour lui de convaincre de son attachement au parti, de l’authenticité de ses convictions, de ses faits d’armes mais de se plier à un exercice de vérité au fil duquel il se transforme et se définit conformément à ce que l’on attend de lui mais aussi à ce qu’il veut être et tend à être. L’intérêt consiste moins d’ailleurs à apprécier la véracité intrinsèque de ces récits que d’apprécier comment les militants négociaient par eux-mêmes l’avènement de cette vérité de soi sur soi constitutive de leur identité. Évidemment, de tels documents se laissent lire aussi comme des sources historiques susceptibles d’être recoupées avec d’autres sources pour éclairer la réalité et en livrer une analyse compréhensive à partir de la manière dont elle fut vécue et retranscrite.
6On soulignera enfin que les articles accordent une place significative à des discussions de méthode, notamment autour de la prosopographie, mais aussi de l’analyse des réseaux et de la sociobiographie. Et, grâce à la mobilisation de ces modes d’investigation, il est montré que l’on parvient à obtenir des données précises sur un certain nombre de points tels que les profils des intellectuels philosoviétiques des années 30, les caractéristiques du militantisme communiste féminin, les profils des « cadres » ouvriers. Un risque inhérent au recours à ces méthodes historiques existe.
Privilégier des sources écrites quand on analyse « le sujet communiste » induit le recours à des archives institutionnelles offrant une vision du monde social précise mais partielle à la fois sous l’angle du vécu des sujets et de ce sujet communiste lui-même, car il ne se résume évidemment pas à l’homme communiste idéal que les uns prônèrent et que les autres imitèrent, ne se réduisant jamais à un modèle institué, exclusif et durable. Ce risque étant évoqué, il faut surtout indiquer à quel point ce renouvellement des archives et de leur traitement écarte quelques écueils tenaces qui ont caractérisé l’historiographie du communisme, avec ce véritable obstacle épistémologique qu’a pu constituer l’approche par le « totalitarisme » qui conduisait à méconnaître la diversité des facettes du phénomène communiste pour se focaliser sur sa seule dimension institutionnelle, comme si celle-ci pouvait vivre sa vie hors de la société.
Au final, on peut donc dire que cet ouvrage constitue une invitation à prolonger les investigations par le recours à de nouvelles formes de traitement des archives prenant toujours plus en compte le vécu et les représentations de ceux qui furent les sujets de l’histoire du communisme.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Stéphane Olivesi, « Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.), Le sujet communiste. Identités militantes et laboratoires « du moi » », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2014, mis en ligne le 07 novembre 2014, consulté le 22 novembre 2014. URL : http://lectures.revues.org/16071