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Take shelter

Par Kinopitheque12

Jeff Nichols, 2011 (États-Unis)

Take shelter


Take shelter est le deuxième film de Jeff Nichols qui, à ce jour, a réalisé trois longs métrages (Shotgun stories en 2007 et Mud en 2012). Ceux-ci ont en commun un point de vue essentiellement masculin, celui d’hommes durs, taiseux, mais aussi fragiles. Un acteur revient également film après film : Michael Shannon et sa maladresse langagière et corporelle très maîtrisée. Surtout, les œuvres de Jeff Nichols trouvent dans le Southern Gothic, ce sud des États-Unis rêvé depuis Faulkner, l’un des derniers territoires fantasmatiques dans lesquels l’imagination peut lâcher la bride, avec des histoires tantôt diaboliques (La nuit du chasseur, Charles Laughton, 1955), tantôt sordides (Killer Joe, William Friedkin, 2012), parfois merveilleuses (Les bêtes du Sud sauvage, Benh Zeitlin, 2012).

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Dans Take shelter, Jeff Nichols dépeint cet homme que les Anglo-saxons (Orwell en premier lieu) nomment l’ordinary decent man et le plonge dans une intrigue métaphysique qui était réservée à des personnages bien plus prestigieux dans la tradition littéraire. La représentation de sa famille vise à la fois à dégager une impression de normalité et d’exemplarité, assez pour que le spectateur craigne que le malheur ne s’abatte sur elle : sorte de Cassandre aux mains calleuses, sans couronne ni généalogie royale ni divine, son héros (Curtis la Forche) fait comme ce personnage troyen l’expérience de l’incompréhension générale, la tension propre au film résultant du doute dans lequel le réalisateur plonge le spectateur à propos de son héros : Curtis est-il fou ou ses visions sont-elles prémonitoires ? Il connaît comme la reine des Perses les songes annonciateurs, les signes sibyllins envoyés par le ciel (splendides et angoissantes nuées d’oiseaux) ; comme dans nombre de tragédies, Curtis éveille tantôt pitié, tantôt effroi, et c’est vers sa famille que sa violence menace de se tourner (lorsqu’il se met à craindre sa femme même, puis dans cette scène terrible, point de suspens du film, où il se refuse à laisser sortir sa fille et son épouse de son abri sous-terrain). Tel Noé enfin, Curtis semble élu par une puissance supérieure afin de survivre au cataclysme qu’elle fomente, en construisant non une arche, mais un abri anti-tempête.

Mais ce n’est pas le sort de Troie, de Thèbes ou d’une autre Cité-État qui repose sur les épaules de Curtis. Pour ce héros tragique populaire, une cellule bien plus étroite, mais plus chère aussi, doit être sauvée du désastre à venir : il s’agit de la famille. La trinité constituée par Curtis, Samantha (émouvante Jessica Chastain) et leur fille sourde-muette est la seule société dont le sort préoccupe le réalisateur. Mais pourquoi ne pas élargir cette inquiétude à la petite ville de Curtis ? Malgré tout ce qu’un spectateur français peut reprocher aux États-Unis, force est de reconnaître qu’un sens de la communauté semble encore y subsister dans certaines de ses contrées, ce sens faisant défaut dans nos campagnes mêmes ; l’église est le liant qui unit les habitants de la petite ville dépeinte dans Take shelter et cet esprit de communauté se fait sentir dans plusieurs situations *. Mais la communauté qui entoure la famille de Curtis est plus menaçante et importune qu’elle n’est un soutien : elle fait écran entre le héros et ces messages que la transcendance lui envoie. N’est-ce pas pour cette raison que les rêves prémonitoires du héros lui inspirent progressivement la méfiance envers tout ce sur quoi il croyait pouvoir se reposer jusqu’à ce que l’imminence du désastre ne s’affirme à lui ?

Take shelter est une tragédie absolument moderne en ce qu’il révèle le scepticisme qu’inspirent dans notre société tous les liens sur lesquels l’homme a longtemps pu compter. Chacun de ces liens est dénoncé dans les cauchemars de Curtis comme désormais trop fragile pour que l’on puisse vraiment croire en sa résistance dans une situation extrême (un désastre climatique ou une plongée dans la schizophrénie). Ses voisins, son meilleur ami et sa femme enfin s’y transforment en autant de zombies pour menacer le seul lien qui reste indestructible pour le héros : l’amour filial (sa fille est le seul personnage qui ne s’y transforme pas en zombie).

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Cependant, et là réside le merveilleux hollywoodien de ce film, la famille de Curtis survit aux différentes menaces qui pèsent sur elle. Le basculement qui se produit peu à peu dans les rapports entre Curtis et sa femme dit lui aussi quelque chose de notre monde contemporain : Curtis perd progressivement son statut de chef de clan au profit de Samantha ; mais au lieu d’évacuer cet homme sans emploi et désormais trop fragile, Samantha le prend en charge, car elle ne veut pas détruire cette cellule primordiale. Samantha est un personnage marquant en ce qu’elle montre une figure de la femme différente de celle que la tradition continue à nous représenter (hordes féminines de faire-valoir à protéger pour des héros mâles de fictions trop nombreuses pour être énumérées). Mais Nichols évite l’équivalence Femme moderne = Femme émancipée du mariage. Samantha pourrait subsister seule, sans conteste, mais elle choisit de soutenir le héros en plein doute et d’assurer la survie de leur idéal familial (un père, une mère et leur enfant), que la communauté plus que la transcendance menace de submerger. La séquence du repas dans la salle des fêtes schématise bien cette opposition entre la cellule familiale que Curtis et Samantha veulent sauver et la cellule sociale menaçante qui l’entoure. Samantha a demandé à Curtis de participer à ce rassemblement villageois pour vivre quelque chose de « normal ». Mais le montage montre avant le conflit même qui va être représenté que la famille de Curtis est rejetée, par la distinction franche entre plans cadrant uniquement la famille de Curtis et inserts sur des regards mauvais ou embarrassés de voisins sur elle. La cellule familiale tente d’ignorer cette cellule sociale qui ne l’intègre pas et de prendre du bon temps ; alors, un membre de cette communauté, le meilleur ami de Curtis qu’il a trahi, pénètre dans le cadre séparant jusqu’alors les deux monades pour faire sortir Curtis de son strict rôle de père. Suit une bagarre, puis une tirade tragique d’un Curtis hors de lui, qui a oublié les siens, pour admonester les villageois (« Une tempête s’approche ! … Tu crois que je suis cinglé ? »). Aussi le retour à la cellule familiale après cet emphatique discours prophétique dans une salle des fêtes tout à fait prosaïque est-il extrêmement douloureux : au regard extatique de Curtis succède lentement l’expression du plus grand désespoir ; il a montré à sa fille qu’il n’est plus ce membre respecté de la communauté qu’il avait alors figuré pour son enfant ; il n’est plus qu’un marginal, bon pour un institut psychiatrique. Mais Samantha le recueille, le blottissant contre elle afin de le réintégrer à la monade familiale, puis ils quittent la salle des fêtes. Curtis laissera désormais docilement Samantha décider pour lui de ce dont il a besoin pour sortir d’un état psychologique qu’il considère désormais sans aucun doute comme de la folie.

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Aussi cette miraculeuse survie de la famille aux épreuves qui lui sont imposées pendant tout le film explique-t-elle le sentiment de happy end qui se dégage paradoxalement de l’issue catastrophique du récit : le cataclysme dont Curtis a tant rêvé va finalement advenir (les nuages s’amoncellent dans le reflet de la baie vitrée à travers laquelle Samantha regarde, effarée). Curtis n’est pas fou. Mais ce constat eût paru bien vain si le héros l’avait fait lui-même. Non, pour sauver sa famille, Curtis avait accepté de ne plus lever les yeux vers ce ciel qui lui parlait, alors sa fille le prévient (faisant avec ses mains le signe de la tempête), puis c’est sa femme qui acquiesce (en un plan si bouleversant) après qu’il a vu ce dont il a tant rêvé pour lui signifier : « Curtis, tu avais raison », mais plus encore « Curtis, tu n’es pas seul, quelque chose est à sauver du désastre moral général dans lequel nous sommes plongés ».

* Le frère de Curtis vient tenter de lui remettre les idées en place en évoquant une monade plus vaste encore que celle de la petite ville et bien plus agressive, celle du système capitaliste (« Tu n’as pas fait de crédit au moins [pour agrandir ton abri anti-tempête] ? Un seul faux pas dans ce système économique, et tu es foutu ! »). Quant au meilleur ami de Curtis, il risque le licenciement quand il l’aide à emprunter des machines de l’entreprise dans laquelle ils sont ouvriers afin de l’aider dans son projet d’abri anti-tempête qu’il considère pourtant comme insensé.


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