Le salaud sentimental

J'adore mon collègue P. Un Irlandais massif, mi-bourru, mi-affable à la barbe qui roussit lorsqu'elle s'allonge. Comme celle-ci ne pousse pas assez vite, il s'est acheté un spray sur Amazon la semaine dernière pour rapidement avoir le même buisson ardent que le mannequin Asos qui te fait de l'oeil même lorsque tu n'es pas venue ce jour-là acheter une fringue pour ton mec.

P. est devenu un ami. Il arrive qu'on se voit hors des heures de bureau, de partager une raclette le week-end, de nous mettre des caisses à la Guiness, et qu'il nous raconte sa vie à la pause clope.

Il a des airs de Sylverster Stallone. Pas un physique d'éphèbe, mais un charme certain, sa grande gueule étant son atout le plus incisif. Un jour, il m'a montré son compteur manuel (le genre qu'ont les videurs de boite de nuit pour recenser les clients) sur lequel il égrène ses conquêtes.

Depuis un an et demi, les chiffres se sont figés au niveau du 104.

P. est un animal d'une espèce rare et dangereuse. C'est le connard qui prend soin de vous, vous chouchoute, rencontre vos parents tout en envisageant de rompre quelques jours plus tard, part en vacances avec vous et vous largue en plein vol, pense qu'il peut finir ses jours heureux, en père célibataire, sans attache sentimentale... Il le revendique.

Quand il nous raconte ses trophées de chasse, je hoche la tête sans approuver, souris en riant jaune, ponctue ses récits de humhum évasifs, à l'intérieur je vomis.

P. porte en lui tous les attributs du mec imbuvable. Arrogant, l'estime qu'il a de lui-même dépasse l'Everest, le Kilimajaro et le Mont Fuji mis bout à bout. Il pense avoir la science infuse et possède une vision assez figée des relations humaines. Passionné de psychologie à laquelle il se forme d'ailleurs en ce moment, il manque parfois de nuance...

L'année dernière il a postulé à une banque de sperme, clamant que ses gènes étaient les meilleurs du monde et qu'en donnant de sa personne, il aidait l'humanité (tout ça dit le plus sérieusement du monde). Mais pour toutes les raisons qui font de Starbuck un excellent film, il finit par abandonner l'idée.

Une fois, dans le métro, il a traité une nana de grosse en la regardant droit dans les yeux parce qu'elle prenait trop de place.

En soirée, c'est naturellement le gars que vous avez envie de gifler et de traiter de tous les noms.

Pourtant P. reste un mec tout à fait sympathique au quotidien. Je le supporte 8h par jour, il est assis à côté de moi, j'ai donc intérêt à composer avec. C'est agaçant. En le connaissant un peu, il attire autant qu'il exaspère. Il est parfois difficile de le détester malgré son caractère ahurissant.

J'ai un peu de peine pour sa girlfriend.

E. habite dans la banlieue de Boston. Ils entretiennent une relation à distance mais parviennent tout de même à se voir quatre/cinq fois par an.

P. a 37 ans. E en a 24. Là n'est pas le problème. Le problème c'est que P. a souvent répété qu'il souhaitait l' éduquer. A 24 piges, elle semble un peu paumée dans la vie. P. essaie tant bien que mal de la changer, de la rendre intéressée/intéressante. De ce que je comprends, il met du cœur à l'ouvrage pour la façonner à son image. Quand elle traine des pieds, il la charrie un peu.

Je suis consternée.

Il l'aime mais il ne sait pas trop. Vous savez, il se pose pleins de questions.

Ce qui le pousse à rester avec elle? Il est la chance de sa vie. C'est lui qui le dit. Il dit qu'elle n'a connu que des connards et que lui, c'est ce qui lui est arrivé et lui arrivera de mieux. Il m'a répétée à plusieurs reprises qu'elle ne trouvera jamais mieux que lui, parce qu'il est unique. Il le pense vraiment.

J'ai vomis plusieurs fois, je lui ai dit et re-dit que c'était complétement bullshit, qu'il fallait qu'il la laisse partir parce qu'il ruinait sa jeunesse. Je le pense sincèrement.

Moi si j'avais 24 ans, j'aimerais qu'on me dise de ne pas rester avec un mec comme ça. A 24 ans, bien sûr qu'on a le droit d'être paumé, de ne pas être bien certain de savoir quoi faire dans la vie. A 24 ans, on est aussi malléable, on ne sait pas tellement où on met les pieds. Et il y a fort à parier que l'on ait croisé le chemin d'innombrable salauds. Personne n'est irremplaçable. Un salaud peut remplacer un autre salaud. Les mecs biens, ça existe quoiqu'en pense P.

Il s'entête. Elle, je ne sais pas ce qui qui se passe dans sa tête mais je ne peux m'empêcher d'être empathique et de lui souhaiter de toutes mes forces de fuir ce mec.

J'avais envie d'écrire tout ça noir sur blanc pour témoigner de l'absurdité de ce monde, des hommes qui se croient au dessus de tout.

Je l'aime bien P. Mais parfois il pousse le bouchon un peu trop loin.