Le Temps du loup est un long-métrage franco-autrichien qui est presque passé inaperçu dans la filmographie de Michael Haneke. Au début de l’histoire, Georges (le père), Anne (la mère jouée par Isabelle Huppert) et leurs deux enfants Eva et Benny, se réfugient avec des provisions dans leur maison de campagne. Une famille intruse s’y est installée entre temps, et Georges est finalement abattu par le père de cette autre famille. La famille Laurent ainsi recomposée tente alors de survivre dans un monde dont elle n’a pas les codes ; un monde qui n’a plus rien à offrir.
Le Temps du loup se structure en trois parties, élaborées en gradation. La première partie se concentre sur les tentatives de trouver un refuge pour dormir. La seconde partie se focalise sur un hangar où la famille Laurent rejoint d’autres familles, le cercle s’agrandit. Enfin, la troisième partie se rapporte à l’espoir de la civilisation. Le récit du film est marqué par le mystère du contexte dans lequel les personnages évoluent. Est-ce un film post-apocalyptique ? Le genre du long-métrage n’est pas clairement fixé. Le Temps du loup interroge la représentation de la fin du monde. Dans quelle mesure Michael Haneke délivre-t-il une critique de la contemporanéité ?
© Les Films du Losange
La représentation post-apocalyptique
« Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre ». Ce verset, le dernier de l’Apocalypse de Saint-Jean, met en relief les motifs apocalyptiques repris par Haneke. Outre la famine, la menace des « bêtes de la terre » est également réinvestie. Tout au long du film, la présence des chiens sauvages est associée à un danger, une menace omniprésente. L’intertextualité biblique est mobilisée pour projeter sur le spectateur la peur de la fin du monde.
Haneke met en scène une topographie de l’enfer. L’esthétique du film évolue dans la pénombre et la brume. Dans ce monde, les personnages sont des silhouettes floues, comme des âmes errantes en enfer. Ils se fondent dans les plans comme ils se fondent dans la diégèse. Les paysages et le peu d’habitations sont présentés comme des cadres dysphoriques. Il y a peu de couleurs car peu de vie. La violence est matérialisée par le feu, élément stéréotypique de l’enfer, quand par exemple la grange est détruite par les flammes. Enfin, certains plans très crus apparaissent à l’écran comme des tableaux macabres, notamment quand des chevaux sont en train de brûler.
Cette esquisse du chaos peut se prolonger par l’étude du cadre spatio-temporel, lui-même empreint d’un chamboulement narratif, d’un certain dénuement. On ne sait guère ni où ni quand l’histoire se situe. La temporalité du film est déconstruite, avec de nombreux recours à l’ellipse, à l’instar de l’enterrement de George qui n’est pas montré. Il y a donc une atemporalité à l’œuvre, puisqu’il n’y a qu’un rapport au temps qui passe, intimant un rapport à la mélancolie. De surcroît, quand les personnages ne sont pas dans des paysages pareils à un vertige mélancolique, ils sont enfermés dans des huis-clos : la grange, le hangar. L’espace les enserre comme un étau.
La question de la réception
La posture spectatorielle est mise à rude épreuve dans Le Temps du loup, dès le début de l’œuvre. L’ouverture in medias res renverse le schéma traditionnel des films post-apocalyptiques. En effet, ce genre suppose une ouverture explicative, pour familiariser le spectateur avec le monde qu’il découvre. Haneke choisit de ne pas rationaliser le chaos de sa fiction.
La mère, Anne, cristallise la réception du film, par des séries de « pourquoi ? » compulsifs, particulièrement adressés au jeune garçon qui les rejoint. Bien que ce dernier semble plus à même de comprendre les codes de ce nouveau monde (que ce soit le système du troc ou le rationnement), il n’a aucune réponse concrète à apporter à Anne. Les causes de la fin du monde dans Le Temps du loup restent à un stade hypothétique, en toile de fond. La causalité est marquée par la rumeur : « on dit que », « paraît que… », etc. Le passage du train fantomatique est porteur d’une explication allusive. En filigrane, la mémoire de la guerre pèse sur le film. Le train renvoie au rationnement et peut-être même à la déportation. Il dessine une trajectoire fixe, sans s’arrêter, laissant les hommes sur le bas-côté.
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L’eschatologie individuelle : de l’anecdote à la prophétie
Une scène est très singulière dans Le Temps du loup : celle où Anne discute avec une femme nommée Béa, la femme de Koslowski, qui est en charge dans le hangar. Après avoir troqué une cigarette contre une conserve, Béa entame un récit énigmatique sur les « 36 justes ». Elle se demande si son mari « en est un ». Cet épisode se détache de la narration. Dans le judaïsme, les « 36 justes » ou « tsadikim » existent pour protéger le monde. Ils ne doivent pas mourir ou être découverts, pour que la justice soit préservée. Est-ce simplement une histoire racontée par Béa ? Cette dernière semble en tout cas prise d’une volonté viscérale de croire à la prophétie qu’elle transmet.
Les deux enfants d’Anne sont les seuls porteurs d’espoir, ne serait-ce que par leur jeunesse. Il y a, d’une part, Eva, quand elle écrit à son père : « Je voudrais tellement y croire alors je vais essayer, tout simplement ». La voix off de la jeune fille lit la lettre en racontant son rapport aux autres et son rapport à ce nouveau monde. C’est le personnage qui par définition « essaie ».
D’autre part il y a Benny, quand il ritualise l’enterrement de sa perruche. L’enterrement du père n’a pas été montré et donc le deuil est latent. En s’attachant minutieusement à former une tombe faite de cailloux, Benny se confronte à la réminiscence de la mort de son père. Le petit garçon est très certainement le personnage pouvant apporter la salvation aux autres. Depuis la mort de Georges, il est aphasique, souvent immobile et exposé comme un enfant dénué de toute vie. Il est en effet touché par un désespoir profond, jusqu’à vouloir se suicider, en se jetant dans les flammes, nu, dans une scène de fin mystique. Un homme, surveillant les alentours pour protéger les provisions, le sauve.
« Tu l’aurais fait, c’est sûr. Mais crois-moi, t’as voulu le faire. Et ça déjà c’est suffisant. Tu vas voir, tout va s’arranger, va. Et peut-être dès demain. Peut-être demain il y aura une grosse voiture qui arrivera à fond la caisse. Une voiture de sport, tu sais ! T’aimes ça, non ? Hein ? Et puis il y aura un type qui en descendra et qui dira que tout va bien de nouveau, hein ? (…) Peut-être que les morts ressuscitent. Hein ? Qu’est-ce qu’t’en dis ? C’est suffisant que t’aies voulu le faire (…) ». Il y a dans le discours protecteur de l’homme la notion du courage, de l’espoir fondé sur l’imaginaire enfantin. De plus, l’expression « morts ressuscitant » offre la vision d’un salut. La tentative de suicide de Benny est un sacrifice courageux et le simple fait de l’avoir voulu semble garantir un retour à l’ordre possible. Pour Walter Benjamin : « c’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné. » Benny, par son désespoir et son errance, est de fait un potentiel messie. Le dernier plan se déroule dans ce que l’on suppose être un train – un train qui ne laisse plus les hommes sur le bas-côté cette fois – dont le mouvement intime une vie retrouvée. De plus, les paysages sont luxuriants et ont regagné une couleur vive. La dysphorie a-t-elle laissé place à l’euphorie ? Tout va aller « bien de nouveau » ?
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« Les hommes sont contre les hommes »
Le film oscille entre état de nature et état de culture dans les relations qu’ont les personnages entre eux et dans l’obsession de recréer une civilisation. Dans Le Temps du loup, le rapport au pouvoir est complexe et labyrinthique. Dans le hangar, c’est Koslowski qui est le référent du groupe. Lui-même est subordonné aux cavaliers les approvisionnant. Dans la ville qu’ils rejoignent tous à la fin, les rôles sont distribués avec toujours des figures référentes. En ce sens, on peut y voir une critique du pouvoir subordonné à une hiérarchisation confuse. Dans Le Léviathan, Hobbes décrit la politique moderne comme une guerre, où « les hommes sont contre les hommes », dans une démonstration de puissance et de force. C’est un temps du loup où l’individualisme surgit, personne ne fait confiance à personne, mais il est néanmoins nécessaire de se réunir pour survivre. Le passage de l’individu à la collectivité découle sur une perte de la propriété privée (lorsque la famille Laurent se fait voler sa maison au début, par exemple) et sur une série de règles redéfinissant le vivre ensemble selon un arbitraire : il y a ici un besoin primitif d’une « meute », les « loups », seuls, ne sont que des chiens errants, étrangers à toute conscience humaine.
« L’heure du loup c’est l’heure où la nuit fait place au jour. C’est l’heure où la plupart des mourants s’éteignent, où notre sommeil est le plus profond, où nos cauchemars sont les plus riches. C’est l’heure où celui qui n’a pu s’endormir affronte sa plus violente angoisse, où les fantômes et les démons sont au plus fort de leur puissance ». L’analogie entre Le Temps du loup et le film de Bergman, L’Heure du loup, est évidente. L’individualisme serait alors, selon Bergman, un temps du loup où « les cauchemars sont les plus riches ». C’est-à-dire le temps du dérèglement du monde, quand il tend vers sa fin. « Notre sommeil le plus profond » correspondrait à l’état passif de l’Homme dans la société. Chez Haneke, cela s’apparente à la posture spectatorielle passive. Le cinéaste désire que les spectateurs soient actifs face à l’art, au cinéma en l’occurrence ici, pour être actifs face au monde. Le spectateur est de ce fait chahuté par le film qu’il regarde, aucune interprétation n’écrase son jugement et c’est alors qu’il peut affronter « les démons » du réel.
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La perspective « biopolitique »
Le film peut se lire à la lumière de Michel Foucault et son concept du « biopolitique ». Il s’agit de l’action du pouvoir sur des populations, prises en tant qu’êtres vivants, dans la mesure où ils ne sont que de simples êtres biologiques. En outre, Foucault utilise le cas des mises en quarantaine, dans lequel un pouvoir s’exerce pour isoler les malades, selon leur état biologique. Le Temps du loup esquisse une société en déclin politique, où les Hommes sont marginalisés, tout en essayant de survivre en société. Haneke réduit ses personnages à des êtres biopolitiques, afin de questionner la survie de l’humanité et les possibles espoirs auxquels ceux-ci pourraient se rattacher. Il y a là une vive critique de la réalité contemporaine en ce qu’elle morcelle le monde et les hommes qui sont censés y évoluer.
La fin du film est une fin ouverte. Haneke n’impose aucune interprétation et laisse libre le spectateur d’imaginer un contexte et un après. Alors que le scénario mène les personnages de la vie à la survie, entre espoirs ponctuels et désespoir profond, quel est le statut de la société représentée ? En cela, par le biais de l’eschatologie individuelle, Haneke propose une vision politique et philosophique de la fin du monde, tout en distanciant les questions de définition de genre cinématographique. En effet, Haneke met d’abord à distance indirectement les films post-apocalyptiques, ayant un contexte précis et une résolution pré-établie. Loin de la volonté de résolution, Haneke laisse au spectateur le soin d’analyser Le Temps du loup comme un film post-apocalyptique par lequel il peut atteindre une réflexion sur la société dans laquelle son propre pouvoir politique s’exerce.
Jean-Baptiste Colas-Gillot