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[DOSSIER] Cinéma irlandais : la récente émergence des auteurs

Publié le 05 février 2015 par Tempscritiques @tournezcoupez

La sortie hier du nouveau film de Lenny Abrahamson, Frank, nous a donné envie de pénétrer davantage la petite histoire d’un art en devenir : le cinéma irlandais.

Le Vent se Lève, de Ken Loach

Un petit cottage, planté sur un tapis de verdure, surplombe l’océan du haut de sa falaise. Non loin, des moutons noirs pâturent. Dans nos têtes résonne l’air de Molly Malone. C’est bien Elle, l’Irlande, pays de rêves, de légendes et de fantasmes. Si cette image peut sembler très stéréotypée et que l’idéal doit toujours être soumis à subjectivité, l’île d’Irlande est pourtant bel et bien assez proche de l’idée que l’on s’en fait. Cette terre d’accueil est en effet un réel bol d’air frais, un havre chaleureux et une source d’inspiration pour beaucoup d’artistes. On la retient surtout pour ses breuvages, c’est vrai (notamment la Guinness et le bon whisky), mais son charme réside surtout dans l’hospitalité de ses habitants (avec qui l’on peut ouvrir facilement une discussion), et la place de la culture et de l’art dans son quotidien. Impossible de traverser Grafton Street sans y croiser plusieurs attroupements de musiciens. Impossible de déguster une mousse au O’Donoghue, intime et authentique pub dublinois, sans savourer le son du folk. Impossible d’imaginer des musées et des châteaux abandonnés. Le goût de la culture, et en particulier celui de la musique, semble entretenu à chaque coin de rue. Pourtant, malgré l’importance accordée à l’art,  l’industrie cinématographique irlandaise a encore du mal à se frayer un chemin distinct dans le cinéma européen. Depuis les prémices du cinéma au début du vingtième siècle, les auteurs de films semblent à peine émerger depuis les années 90. Jim Sheridan et Neil Jordan faisaient alors partie des premiers cinéastes irlandais à être réellement reconnus mondialement. Aujourd’hui, une jeune génération de réalisateurs semble commencer à s’accroître. Lenny Abrahamson en est l’un d’eux. La sortie de Frank, hier, nous a donc donné envie de pénétrer davantage l’histoire du cinéma irlandais.

Michael Fassbender dans Frank, de Lenny Abrahamson

La petite histoire du cinéma irlandais

En 1910, ce fut le premier coup de foudre. Le cinéma allait alors pour la première fois rencontrer sa belle Irlande. C’est par le biais d’un cinéaste canadien, Sidney Olcott, et sur une initiative de Frank Marion (grand patron de la Kalem), que la passion naquit. Fruit de ce premier amour, The lad from old Ireland, est donc l’un des premiers films marquants tournés en Irlande, et est surtout revendiqué comme la première production tournée par une équipe américaine à l’extérieur des Etats-Unis. Aujourd’hui, « l’expatriation cinématographique » est devenue monnaie courante. Il semblerait donc bien que ce premier tournage sur les verdures irlandaises soit un des premiers modèles. Olcott jouera encore plusieurs fois les entremetteurs entre le septième art et l’Irlande, notamment avec Rory O’Moore (1911), You Remember Ellen (1912), For Ireland’s Sake (1914), ou le court biopic Bold Emmet, Ireland’s Martyr (1915), basé sur la vie du chef nationaliste Robert Emmet, qui avait organisé en 1803 une révolte contre le gouvernement britannique.

En 1934, le cinéma a commencé à balbutier ses premiers mots. Robert Flaherty, réalisateur américain issu d’une famille d’émigrés irlandais, tourne un documentaire parlant : L’homme d’Aran (Man of Aran). Il filme alors la vie difficile de pêcheurs, sur l’archipel d’Aran, situé au large de l’Irlande. Présenté en compétition au tout jeune Festival de Venise, qui n’en est alors qu’à sa deuxième édition, L’homme d’Aran remportera la coupe Mussolini du meilleur film étranger. Mais l’Amérique n’en a pas fini avec l’Irlande.
Flaherty filmait ici la terre de ses ancêtres. Beaucoup de familles américaines trouvent aujourd’hui, du fait de l’émigration, des origines irlandaises. Pendant longtemps, et d’ailleurs toujours, ces origines irlandaises ont été moquées, critiquées, voire souvent injuriées. Cette ségrégation, John Ford n’en a pas vraiment tenu compte. Bien qu’on le connaisse surtout pour ses westerns cultes (La chevauchée fantastique, Les raisins de la colère, La prisonnière du désert), le cinéaste a également rendu hommage à ses origines irlandaises. Au milieu de sa vaste filmographie en tant que réalisateur, on retrouve des titres faisant écho au pays de ses aïeuls, comme Le Mouchard (1935), peignant l’Irlande des années 1920, Révolte à Dublin (1936), sur les débuts de l’insurrection de Pâques, ou Quand se lève la lune (1957), où il joue sur les origines irlandaises de l’acteur Tyrone Power. Avec L’homme tranquille (1952), John Ford filme une histoire d’amour irlandaise au cœur du pays qui lui est cher. Grâce à l’œuvre, Winton C. Hoch remporte l’Oscar de la meilleure photographie, et Ford s’empare de celui du meilleur réalisateur. Cette adaptation avec John Wayne de la nouvelle de Maurice Walsh, romancier irlandais, reste aujourd’hui l’un des films les plus populaires de la filmographie de John Ford.

L'homme tranquille, de John Ford, avec John Wayne

Le monde (mais surtout les Etats-Unis) tourne de nombreux films en Irlande. Les campagnes servent de décors naturels à des films hollywoodiens (Le règne du feu, par exemple), mais sont aussi le théâtre de grandes épopées. David Lean et Stanley Kubrick y tournent respectivement La fille de Ryan et Barry Lyndon, deux films fleuves de plus de trois heures, aujourd’hui devenus cultes et indispensables. En 1987, John Huston, lui, s’approprie la capitale pour y tourner son magnifique, émouvant et nostalgique Gens de Dublin (The dead). En 1991, le britannique Alan Parker (Mississippi burning) raconte l’ascension d’un groupe de soul dans The Commitments, et rafle ainsi quelques prix (BAFTA, Oscar et Golden Globes). Quant à Paul Greengrass, il choisit de mettre en image, avec une approche quasi-documentaire et toujours caméra à l’épaule, une date sombre de l’Histoire d’Irlande. Tout comme la chanson éponyme de U2, Bloody Sunday retrace les événements du 30 janvier 1972, lorsqu’une marche pacifique pour l’égalité des droits entre catholiques et protestants se termine en véritable massacre.

Mais si l’Irlande est source d’inspiration pour de nombreux réalisateurs américains, elle connaît également ses propres auteurs. Parmi eux, on compte bien sûr l’estimé Jim Sheridan. En 1989, il révèle dans My left foot Daniel Day-Lewis,  qui incarne Christy Brown, un peintre atteint de paralysie et contraint de peindre avec son pied gauche. L’acteur, qui possède depuis 1993 la nationalité irlandaise, y livre une interprétation époustouflante et s’en va décrocher à Los Angeles l’Oscar du meilleur acteur, très largement mérité. Sheridan tournera deux autres grands films aux côtés de Daniel Day Lewis, gravitant tous deux, de près ou de loin, autour du conflit nord-irlandais : Au nom du père (en 1994, tourné en grande partie dans la célèbre prison de Kilmainham), et The Boxer (en 1998).

Daniel Day-Lewis dans Au Nom du Père (In The Name of The Father), de Jim Sheridan

Neil Jordan est un des autres auteurs irlandais reconnus à l’international. Sa carrière de cinéaste a décollé avec La compagnie des loups, une adaptation du célèbre conte Le petit chaperon rouge. Il réalise par la suite The crying game, puis, plus connu, Entretien avec un vampire où il s’offre alors un casting luxueux (Brad Pitt, Tom Cruise, Antonio Banderas et Christian Slater, notamment). Mais on retiendra également dans sa filmographie Michael Collins, dans lequel le réalisateur s’intéresse au passé de son pays et à la quête de l’indépendance irlandaise, au début du vingtième siècle. Bien évidemment, c’est à un acteur irlandais que Jordan confie le rôle principal, celui de Michael Collins, un révolutionnaire républicain irlandais. Pour cette prestation, Liam Neeson (qui, rappelons-le, est né dans le nord de l’Irlande) remportera la coupe Volpi du meilleur acteur à Venise, en 1996, tandis que Neil Jordan recevait le prestigieux Lion d’or.
L’Irlande doit également sa reconnaissance à un cinéaste britannique, Ken Loach, qui en 2006, avec Le vent se lève (The wind that shake the barley), pouvait se vanter de brandir à Cannes la sacro-sainte palme d’Or. C’est le début du vingtième siècle irlandais et les divisions d’un pays en train de se morceler qu’a filmé ici Ken  Loach, mais avec une base thématique universelle. Le vent se lève est certainement l’un des plus films  tournés jusqu’ici à propos de l’Irlande et son Histoire. Pour son dernier film de fiction, Ken Loach posera à nouveau ses caméras sur le sol irlandais pour tourner Jimmy’s Hall, un film élégant prouvant une nouvelle fois le talent du cinéaste pour raconter des récits passionnants.

Moins populaires à l’international, d’autres auteurs participent toutefois, de leurs côtés, à l’histoire du cinéma irlandais, dont notamment Bob Quinn (qui réalisa Poitin, tourné entièrement en gaélique), Pat Murphy et Joe Comerford.

Le Vent se lève, de Ken Loach

Le cinéma irlandais, aujourd’hui

Qu’en est-il du cinéma irlandais actuel ? Ne nous leurrons pas, le cinéma irlandais est encore bien timide. Parmi les productions cinématographiques européennes, celles venues d’Irlande semblent encore bien faiblardes, ou du moins ont du mal à traverser les frontières. Face à lui, plusieurs concurrents de taille : les géants français, espagnols, italiens et même nordiques sont de sérieux adversaires. Néanmoins, depuis le début des années 90, le cinéma irlandais semble avoir pris un petit élan. Les taxes ont été aménagées en ce qui concerne les tournages. Il est devenu plus facile de venir faire des films en Irlande, et ce réaménagement pourrait inciter les cinéastes à tourner davantage de films dans le pays, et même stimuler les productions locales.
Une jeune ribambelle de cinéastes émergent doucement, mais ont peut-être tendance à s’expatrier encore, à l’image de John Carney. Le cinéaste, âgé de 43 ans et ancien membre du groupe The Frames, est surtout connu pour Once, un long-métrage romantique et musical tourné dans les rues de Dublin, avec son ami Glen Hansard. Falling Slowly, interprétée par Hansard dans le film, remporte aux Oscars le prix de la meilleure chanson originale. Ce succès mélodique aurait-il donné des ailes aux réalisateurs ? Probablement. New-York Melody, son tout nouveau film (romantique et musical, encore) sortait au mois de juillet dernier sur les écrans tricolores. Le coup de pouce américain a permis au cinéaste irlandais de s’offrir deux têtes d’affiches à succès : Keira Knightley et Mark Ruffalo. Notre regret ? Que ce projet n’ait pas réussi à germer en sa terre natale, l’Irlande.

Once, de John Carney avec Glen Hansard

Parmi les réalisateurs actuels, on compte également Martin McDonagh, surtout réputé pour l’humour noir de ses films (Seven Psychopaths, Bons baisers de Bruges), Kirsten Sheridan (la fille de Jim), ou bien encore Lenny Abrahamson, dont les œuvres tracent petit à petit leur sillon. Son nouveau film, sorti ce jour en salles, Frank, réussi un tour de force : faire revenir un acteur à un cinéma « local » après un énorme triomphe américain. Il y a quelques années, Michael Fassbender tournait sous la direction de Steve McQueen (II), dans Hunger, un long métrage sur les prisonniers de l’IRA, encensé par la presse pour sa mise en scène et son interprétation bluffante. Puis, la carrière de Fassbender a pris son envol. Repéré, l’acteur tourne alors sous la caméra des grands, dont Quentin Tarantino, Steven Soderbergh, David Cronenberg et Ridley Scott. Il s’autorise également une petite escapade dans la nouvelle saga  X-Men, incarne Steve Jobs dans le prochain film de Dany Boyle, et devrait figurer au casting d’un futur projet de Terrence Malick. Avec Frank, il revient donc à un cinéma indépendant, enfin venu d’Irlande. Il y campe le leader d’un groupe de musique, dont le visage est camouflé par une fausse tête en papier mâché.

L'irlandais Michael Fassbender dans le rôle de Magneto, dans X-Men

Pendant longtemps, le cinéma irlandais a eu du mal à sortir la tête de l’eau. Bien qu’une partie du pays ait réussi à obtenir son indépendance de la domination britannique, le poids d’un lourd passé semble toujours peser sur les épaules d’un art dont la production (et donc le budget) reste la principale racine. Néanmoins, quelques cinéastes parviennent aujourd’hui à atteindre un semblant de renommée. Ce timide élan reste toutefois plutôt prometteur quant à l’avenir du cinéma irlandais. Dans les années à venir, il pourrait bien s’intensifier, à condition que les talents trouvent les finances à leurs projets, et n’émigrent pas trop longtemps hors de ce si beau sol. Le meilleur est devant eux. Et devant nous.


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