David Gumbs
Hors Champ
Dessiné, peint, inséré dans des installations ou des assemblages, le lambi des Antilles françaises ou le conch de la Caraïbe anglophone s’affiche dans les oeuvres d’art contemporain de la Caraïbe.
Le Strombus gigas, mollusque marin de l’ordre des gastéropodes à la coquille massive et spiralée se pêche en apnée à une dizaine de mètres de profondeur.
Très utilisé par les amèrindiens, dès le saladoïde ancien, à des fins alimentaires et artisanales, il servait à fabriquer, dans ses labres épais des outils tranchants probablement voués à la fabrication d’embarcations mais aussi des parures comme des perles discoïdes, des baguettes, des plaquettes biforées, des représentations symboliques. Les Amérindiens l’utilisaient également pour signaler l’arrivée de leurs pirogues et réclamer de l’aide pour accoster.
Au temps de l’esclavage, la conque permettait de communiquer de morne en morne pour annoncer les grands événements de la vie ou les révoltes.
L’ usage similaire d’un coquillage comme instrument de musique à vent, sous d’autres latitudes et dans d’autres temps, est mis en évidence par la « Conque de Marsoulas » du Magdalénien, conservée au Muséum de Toulouse.
Aux Antilles, les plus belles coquilles décoraient aussi les tombes des pêcheurs. Les autres servaient à faire des digues ou des ancres. Aujourd’hui c’est un souvenir que les touristes emportent.
Les plasticiens contemporains s’y intéressent en raison de ses formes esthétiques ou de sa symbolique.
Symboliquement le coquillage est lié aux organes de naissance. En latin concha-ae désigne à la fois le coquillage et la vulve. La protection solide de la chair des coquillages l’assimile à la matrice féminine au Moyen Age , au sein maternel protecteur. Lié au concept de fécondité, symbole du premier souffle de vie et du son originel, il apparaît aussi cependant comme symbole de la tombe, qui avant la résurrection, enveloppe le corps.
Philippe Thomarel
dessins
Fondation Clément
2014
Comment les plasticiens de la Caraïbe s’approprient – ils ce strombus gigas aux multiples usages et symboliques diverses? Il est représenté par le dessin, la peinture, la gravure, l’infographie ou bien intégré directement, sous sa forme naturelle ou comme artefact en plastique ou céramique, dans des installations ou des assemblages. Associé à la naissance, à l’origine de la vie ou bien au pôle funeste de la mort, il est très présent.
Les plasticiens de la Caraïbe francophone privilégient la représentation. Phillippe Thomarel, David Gumbs et de manière plus allusive, Ernest Breleur dans ses toutes récentes créations sur papier dessinent ou peignent le lambi.
Le conch, véritable ou reproduit, devient un élément constitutif des œuvres des artistes anglophones mais aussi de Bruno Creuzet et de Laurent Valère.
Philippe Thomarel
Simitiè
huile émulsion sur toile 200 x 200 cm2014
C’est très récemment que Philippe Thomarel a entrepris d’interroger l’aspect symbolique de ce coquillage dans la peinture, le dessin et la gravure. Il représente à ses yeux » une empreinte », un lieu sacré, des territoires funestes comme certaines tombes et cimetières d’esclaves aux Antilles et dans la Caraïbe. Une huile émulsion sur toile – 200 x 200 cm- de 2014 a pour titre Simitiè (cimetière en créole). Est–ce une évocation des tombes populaires martiniquaises, simples monticules de sable bordés d’une ceinture de conques, aujourd’hui de plus en plus rares ? Certains de ses dessins représentant des chiens avec des têtes de lambi ont été exposés au mois d’août 2014 à la Fondation Clément, tels des sentinelles de ces lieux où reposent les défunts.
Philippe Thomarel
Philippe Thomarel
David Gumbs pour sa part développe et multiplie les contours stylisés de la coquille spiralée. Il est vrai qu’il s’inspire depuis longtemps de fragments de nature, végétaux ou animaux. Afin de rompre avec l’uniformité esthétique, plutôt minimaliste et géométrique, de l’ensemble des festivals numériques, afin de territorialiser ses productions sans toutefois contraindre et limiter sa démarche, il choisit de retranscrire la Caraïbe dans ses animations numériques. Influencé par la poétique de Gaston Bachelard, il concentre ses recherches sur la thématique de l’eau. A l’aide du logiciel Isadora et après avoir déterminé ses paramètres de vitesse, rotation, vélocité, profondeur et autres, il génère, multiplie à l’infini et anime ses graphismes inspirés des végétaux et d’éléments marins dans des séquences animées de 6 minutes chacune, diffusées en boucle dans l’installation Hors-champ où le public se retrouve en immersion.
David Gumbs
Hors Champ
Dans la dernière série de dessins d’Ernest Breleur, le coquillage appartient à la catégorie des indéterminés, graphismes zoomorphes énigmatiques dont la fonction est de stimuler l’imagination du spectateur. Des silhouettes féminines flottent ou dansent en rond. Ces êtres zoomorphes et anthropomorphes qui évoquent l’avènement, l’évolution des espèces sont des êtres infiniment petits encore en devenir, en constante transformation. C’est une interprétation de l’origine du monde, une métaphorisation de la genèse. La naissance, l’émergence du monde serait une force, un mouvement, un maelström d’où chutent tous ces êtres. Ces dessins sont une tentative de représentation des velléités et tentatives de vie menées par ces cellules anonymes, sans destin précis, dans leur élan à se transformer en espèces, en identités différentes. Au centre du dessin Origine, il y a un indéterminé qui pourrait être un sexe ou un coquillage.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
La conque véritable est insérée telle quelle dans les installations de Bruno Creuzet ou les sculptures monumentales de Laurent Valère (Martinique) mais aussi de Blue Curry (Bahamas)et de Ian Déleon ( USA) .
Sur l’initiative de la SIMAR dans le cadre de la mise en valeur du quartier Dillon de Fort-de-France, la Porte de Laurent Valère est dédiée aux poètes Aimé Césaire et Pablo Neruda. Elle est symboliquement située dans l’axe de l’avenue Salvador Allende et symbolise l’entrée dans le quartier.
Bruno Creuzet a présenté en 2015 en Martinique un diptyque, Un jour une nuit, composé de deux panneaux horizontaux de mêmes dimensions posés sur le sol. L’un tapissé de sable noir où reposent deux conques polies par les vagues jusqu’à l’usure, une couronne de bougainvilliers mauves destinés à se flétrir pendant l’exposition. L’autre a une structure d’échiquier de sable noir et de carreaux blancs traditionnellement utilisés pour recouvrir les tombes martiniquaises. Des bougies – lumignons remplacent les pions. La thématique du cimetière, de la mort, de la fugacité de la vie est évidente
Bruno Creuzet
Un jour, Une nuit
2014
No Worthy Monument ( palm fronds, branches, conch shells, rope, vines- 300 x 150 x 150 cm) de 2008 de Blue curry semble un autel naturel du land art, érigé en pleine nature et constitué de branches et de strombus gigas .
L’année suivante, en 2009, Conch-on (conch shell, strobe light 25 x 20 x 15 cm) associe une source lumineuse au coquillage. A la première triennale de République Dominicaine, Blue Curry présente une installation de plusieurs conques lumineuses.
Blue Curry
No Worthy Monument
2008
Blue Curry
Conch on
2009
Blue Curry
Triennale de République Dominicaine
2010
Le recyclage et l’association d’un élément naturel à un élément manufacturé est une constante du plasticien. Le public a en mémoire la mâchoire de squale d’où coule une cascade de bandes magnétiques obsolètes de l’exposition Global Caribbean présentée en 2012 à la Fondation Clément comme une critique du déferlement d’une culture mondiale dévorante sur la Caraïbe . Deux assemblages de 2011 , Untitled ( flower vase, cake stand, decorative plastic shell- 35 x 20 x 20 cm) et Untitled ( slide projector carousel, ashtray, decorative planter- 25 x 25 x 25 cm) se fondent sur ce même principe d’assemblage d’ éléments discordants. Un coquillage en plastique, un vase à fleur, un plateau à pâtisserie d’une part et d’autre part, un coquillage en céramique, un cendrier, un carrousel de projecteur à diapositives. Cependant cette improbable rencontre ne semble pas déclencher la poésie du bizarre telle que la concevaient les surréalistes d’après la célèbre phrase du Comte de Lautréamont Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre (Chant VI).
Blue Curry
Untitled
2011
Blue Curry dépayse des objets familiers, qu’il prive de leur fonction usuelle pour mieux leur conférer une nouvelle signification. La conque, symbole de résistance devient ici un objet de décoration poli, lisse et brillant. Le plasticien ne tient pas à ce que sa pratique artistique soit étiquetée comme caribéenne. Certes, il inscrit sa pratique dans son environnement et utilise ce coquillage tropical comme il utiliserait du bois dans un contexte forestier. Cependant, le poids symbolique de la conque dans un contexte tropical entre bien évidemment en ligne de compte.
Les objets racontent des récits croisés, résultat de la perception, de la subjectivité et de l’expérience du regardeur. Ce qui intéresse l’artiste, c’est la relation personnelle que chacun a de l’objet et ce que tous ses antécédents culturels lui confèrent.
Blue Curry
Untitled
2011
Conch on de 2009 de Blue Curry comme Mélangean de 2014 de Ian Delèon veulent attirer tous deux le regard vers l’intérieur secret de la conque. L’un en insérant une source lumineuse, l’autre en peignant l’extérieur en noir.
La conque peinte en noir de Ian Dèleon, entrée depuis peu dans une collection privée martiniquaise, surplombe une pile de livres prêtés par la Bibliothèque publique de Boston. Ce sont des ouvrages sur la Négritude et la Créolité de Frantz Fanon, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, sur le surréalisme, sur les postcolonial studies.
Ian Déléon
Mélangean
2014
Collection privée
Je voulais transformer l’extérieur du coquillage afin d’attirer l’attention sur sa beauté et sa complexité intérieures. Cette modification magnifie la conque et représente l’émergence de ma conscience afro caribéenne. Comme ceux qui pressent l’oreille contre l’intérieur du coquillage pour percevoir le murmure de l’océan, je suis attentif à la prose et aux vers des écrivains de la Négritude et de la Créolité qui me submerge comme une vague révolutionnaire.
Un artiste qui n’est pas originaire de la Caraïbe, Marc Quinn, s’inspire aussi d’un coquillage similaire. The Origin of the World (Cassis Madagascariensis de l’océan indien), un coquillage en bronze, haut de trois mètres, reproduit de façon réaliste avait été présenté à la FIAC 2012. Le titre se réfère à l’image emblématique de L’Origine du Monde de Gustave Courbet (1866). L’artiste invite le spectateur à percevoir la sculpture comme un symbole monumental du sexe féminin. A travers ses peintures et ses sculptures, Marc Quinn assume des clins d’oeil à l’histoire de l’art. L’artiste évoque aussi La naissance de Vénus de Sandro Botticelli (c.1485), qui représente la déesse de l’amour née de l’écume de la mer et semblant sortir d’un coquillage. Contemporaines d’une époque perturbée, ces œuvres illustrent le besoin de se retirer dans un environnement clos et protecteur aux formes rondes et douces.
Marc Quinn
The Origin of the world