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2 La drachme perdue

Publié le 28 avril 2015 par Albrecht

La parabole de la Brebis perdue mettait en valeur la figure paternelle et courageuse du berger, dans le monde hostile du désert. Celle qui lui succède immédiatement dans le texte de Luc est elle-aussi une parabole de la rédemption, mais adaptée aux ménagères et à leurs qualités domestiques : économie, persévérance, propreté et sociabilité.

« Ou encore, si une femme a dix pièces d’argent et en perd une, ne va-t-elle pas allumer une lampe, balayer la maison, et chercher avec soin jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? Quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue !’De même, je vous le dis : Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. » Luc 15, 8-10

Dans le texte, les deux paraboles se divisent chacune en deux mouvements : la recherche de l’objet perdu, puis la joie de l’avoir retrouvé.

Mais dans l’image, les illustrateurs de la Brebis Perdue représentent toujours une scène médiane, après la découverte et avant la joie partagée. Tandis que les illustrateurs de la Drachme Perdue se placent dans un camp ou dans l’autre : sans doute parce que le texte fournit, avec la lampe et le balai, des indications visuelles supplémentaires qui étoffent la partie Recherche. L’iconographie de la parabole reste néanmoins rarissime.

speculum humanae salvationis   15e siecle

Speculum humanae salvationis, 15e siècle, Bibliothèque nationale de France

'Speculum humanae salvationis Museum Meermanno Westreenianum, The Hague '

Speculum humanae salvationis, Museum Meermanno Westreenianum, The Hague

Les plus anciennes illustrations de la recherche de la drachme sont didactiques : les neuf drachmes sont mises en évidence, et on voit soit la lampe, soit le balai.


La drachme perdue

Domenico Fetti, vers 1618 -1622, Staatliche Kunstsammlungen Dresden

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La lampe

Ici pas de balai : Fetti ne conserve que la lampe, mais en fait le sujet central de ce spectaculaire nocturne.

Le mobilier

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En éclairage forcé, quelques objets apparaissent : à droite un coffre à linge ouvert et des torchons jetés par terre à côté d’une cuvette et d’un broc. A gauche une corbeille en osier et un tabouret renversés. Peut être la femme était-elle assise sur le tabouret, se lavant les mains dans la cuvette posée sur le coffre, lorsqu’elle a constaté la perte de la pièce. Alors elle a fouillé le coffre, retourné la corbeille et renversé le tabouret…


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… pour compter et recompter les neuf drachmes.

L’effet Guignol

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Tenue à ras de sol, la lampe crée une ombre large en dessous d’elle : elle est donc située assez en arrière, au niveau des pieds de la femme qui, comme le gendarme, cherche Guignol où il n’est pas.

Car le spectateur, lui, voit très bien la dixième drachme : tombée de champ dans une anfractuosité du pavage, elle est à la fois à l’abri de la lumière et du balai :

ce qui dit toute la perversité de la Chute et la difficulté de la Rédemption.

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Cependant, la situation aurait pu être pire : car quelques centimètres plus loin, la drachme aurait pu se précipiter  dans le gouffre de l’escalier :

ce qui dit toute  la miséricorde divine,

qui interrompt le pécheur avant sa perte irrémédiable.


La drachme perdue

Millais, 1864, illustration pour ‘The Parables of Our Lord’, gravé par les frères Dalziel

The Lost Piece of Silver published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

Il faut attendre le XIXème siècle pour trouver une illustration qui rassemble le balai et la lampe.

En présentant côte à côte les deux accessoires cités dans la parabole, Millais souligne leur similarité symbolique : le balai ramasse la poussière, la lampe ramasse l’ombre et l’empêche d’envahir la pièce : propreté et clarté sont deux vertus complémentaires.


La drachme perdue

James Tissot, 1886-1894, Brooklyn Museum, New York

Brooklyn_Museum_-_The_Lost_Drachma_(La_drachme_perdue)_-_James_Tissot_-_overall 1886-1894

Tissot rapproche lui-aussi la lampe et le balai, mais n’utilise de celui-ci que le manche, dans une élongation méritoire qui montre l’acharnement de la femme : car la drachme vicieuse a roulé sous un coffre trop lourd pour être déplacé.

Sezille des  Essarts 1910 retournee

La souricière
Sezille des Essarts, 1910, localisation inconnue

Il faut une certaine malignité pour confronter l’image édifiante de Tissot avec le tableau racoleur d’un peintre spécialiste des sujets émoustillants : la traque a lieu sous un lit avec une pince de cheminée, mais le balai pourra aussi servir, sans parler du minet lui aussi en embuscade : la problématique rejoint ici celle de  la souricière, où une dame, munie d’un chat, capture une souris, munie d’une queue.

sezille des essarts alerte de nuit carte postale

L’alerte de nuit
Carte postale de Sezille des Essarts

Même symbolisme, en plus appuyée : le balai de sorcière et la bougie jouent leur rôle phallique, de part et d’autre de l’horloge comtoise aux larges hanches et à l’orifice béant.

Passons maintenant à la partie « résolution » de la parabole : « elle réunit ses amies et ses voisines et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue »

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La drachme retrouvée
Gravure de Jan Luyken, Les enseignements de Jésus (13 sur 40), Bible Bowyer

Bougie et balai ont rempli leur office : la femme peut maintenant sortir sur le pas de la porte pour partager sa joie avec ses voisines. Derrière s’étend un village biblique idyllique, où deux voisines échangent une carafe, où les poules picorent et les brebis paissent. A croire que la joie partagée s’étend jusqu’à l’artiste, qui se retient au dernier moment de planter un clocher sur la colline.

Godfried Schalcken 1675-80

La drachme retrouvée
Godfried Schalcken, 1675-80, Collection privée

Sur la droite, les quatre âges de la femme se sont coalisés pour acclamer la découverte. Sur la gauche, un homme de profil s’autorise à s’immiscer parmi ces dames : il faut dire qu’il s’agit de l’artiste. Au centre, la flamme de la bougie s’incline au dessus de la pièce à peine visible.

On touche ici une des difficultés graphique qui explique le peu d’enthousiasme des peintres pour le sujet : tant d’emphase pour une si petite chose !

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La drachme retrouvée
Eugène Burnand, 1912, illustration pour l’Album des Paraboles, tome I

Burnand déjoue habilement tous les écueils : le balcon au premier étage permet d’évoquer les acclamatrices sans les montrer, la pièce se voit très bien sur un fond vide, la figure émaciée de la jeune femme élimine tout soupçon d’avarice.

Traduction républicaine de la parabole évangélique : un sou est un sou.

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La drachme retrouvée
Harold Copping

Autre manière de prendre le problème : illustrer seulement la phrase-pivot de la parabole : « Quand elle l’a retrouvée ». Ce qui élimine les voisines et permet de rester à l’intérieur, avec le balai et la lampe.

Seul bémol à cette composition : la joie de la jeune femme, traduit par un large sourire et l’esquisse d’un pas de danse, fait un peu taxi girl exotique ravie d’un excellent pourboire.

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La drachme retrouvée
Illustration de Paul Mann

Cette illustration nous montre le collier, la pièce qui manquait et la joie évidente de tous, dans un plan américain qui permet d’économiser sur les décors et les costumes, et un style « réalisme évangélique » d’une parfaite innocuité.


A l’opposé de tout simplisme, voici une oeuvre dérangeante, profonde et évolutive, qu’il a fallu trente ans au grand Dante Gabriel Rossetti pour ne pas réussir à l’achever.

Elle a donné lieu à une littérature abondante (pour une synthèse des six principales interprétations, voir Hidden Iconography in Found by Dante Gabriel Rossetti, Béatrice Laurent, http://www.victorianweb.org/painting/dgr/paintings/laurent.html)

Retrouvée (Found)

Dante Gabriel Rossetti, 1853-1882, Delaware Art Museum

DANTE GABRIEL ROSSETTI FOUND delaware museum

Un accident de la circulation

Si sa signification est inextricable, la scène en elle-même est assez claire, d’autant que Rossetii l’a décrite dans une lettre de 1855 à son ami William Holman Hunt :

« L’image représente une rue de Londres à l’aube, avec les lampes encore allumées le long d’un pont qui forme l’arrière-plan lointain. Un bouvier a quitté son charriot, arrêté au milieu de la route (charriot qui porte au marché un veau attaché), ayant poursuivi quelque peu son chemin après avoir croisé une fille qui errait dans les rues. Il est venu à elle qui, le reconnaissant, est tombée de honte sur ses genoux, contre le mur d’un cimetière au premier plan, il l’a retenu en agrippant ses mains, moitié dans la confusion, moitié pour lui éviter de se blesser. Voici les points principaux du tableau qui va s’appeller «Found», et pour lequel ma sœur Maria m’a trouvé une très belle sentence de Jérémie… »

« The picture represents a London street at dawn, with the lamps still lighted along a bridge which forms the distant background. A drover has left his cart standing in the middle of the road (in which, i. e. the cart, stands bearing a calf tied on its way to market), and has run a little way after a girl who has passed him, wandering in the streets. He has just come up with her and she, recognising him, has sunk under her shame upon her knees, against the wall of a raised churchyard in the foreground, while he stands holding her hands as he seized them, half in bewilderment and half guarding her from doing herself a hurt. These are the chief things in the picture which is to be called « Found, » and for which my sister Maria has found me a most lovely motto from Jeremiah… »

Vêtue d’une manière incongrue pour l’endroit et l’heure, la femme est bel est bien une prostituée, une Madeleine repentante ou non, prête à toutes les interprétations.


Nous allons nous limiter à deux petits mystères, prosaïques et peu commentés :

  • où est passé le cheval, et
  • que représente ce canon surréaliste, planté verticalement dans le sol ?


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Etude pour Found, 1853, The British Museum

Le cheval manquant

Premier mystère résolu : le cheval est bien à sa place, réduit à deux oreilles et deux sabots.

Une indication supplémentaire

En bas du dessin, Rossetti a inscrit la sentence de Jérémie trouvée par sa soeur :

« Je n’ai pas oublié la tendresse de tes jeunes années,

ton amour de jeune mariée » (Jérémie 2,2)

« I remember thee, the kindness of thy youth,

the love of thine betrothal »

Elle nous indique que le fermier n’est autre que le mari, délaissé pour les mirages de la ville, mais toujours prêt à pardonner.

De la borne à l’égout

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C’est dans doute le sens des deux moineaux qui s’échappent à droite vers une nouvelle vie : l’amour est encore possible.

Quant au « canon », ce n’est pas un symbole phallique, mais une borne. Protégeant l’angle du trottoir, elle fait système avec le caniveau pour synthétiser la situation du couple : l’un debout, l’autre flétrie à terre, tout comme la rose prête à tomber dans la grille d’égout.

La parabole cachée

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Cette étude renferme une dernière énigme. La pierre tombale en haut à gauche porte une inscription incompréhensible en première lecture :
« There is joy … the angels … one sinner that. », jusqu’à ce que l’on y reconnaisse le texte tronqué de la parabole de la drachme perdue :

Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. Luc 15,10

« There is joy in the presence of the angels of God over one sinner that repenteth. »

Ainsi, au lieu de faire référence à la parabole de la brebis perdue, ce qui semblerait tout naturel s’il est ici question de rédemption féminine, Rossetti cite celle de la drachme perdue, comme pour nous dire la femme du fermier vaut encore moins qu’un animal égaré : une simple chose qu’on monnaye, qu’on possède et qu’on perd. Mais qui néanmoins peut être retrouvée.

Cependant, en ne montrant aucune joie sur les visages, en inscrivant la parabole non pas dans le ciel, mais derrière une grille sur une pierre tombale, en caviardant les mots même de « présence de Dieu » et de « repentance », Rosseti ne semble guère optimiste sur le possibilité que cette retrouvaille se transforme en une rédemption.

La tête de la femme

H.T.Dunn u.D.G.Rossetti, Gefunden - Dunn and Rossetti / Found - H.T.Dunn et D.G.Rossetti / Trouve

Etude pour Found, Rossetti et Dunn, date inconnue

Dans cette étude plus tardive, la tête est désormais celle de Fanny Cornforth, la nouvelle égérie de Rossetti rencontrée en 1858.

DANTE GABRIEL ROSSETTI FOUND  tete femme
Le chapeau dont la forme, dans la version initiale, pouvait évoquer une sorte d’auréole, a été ici remplacé par un capuchon, agrémenté d’une plume dans la version peinte : l’indice d’une possible rédemption a été éliminé au profit d’un colifichet de courtisane.

Un pont de Londres

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Etude pour l’arrière-plan de « Found », Henry Treffry Dunn; Collection privée

Le pont s’est lui aussi précisé : Rossetti situait la scène près du Blackfriars Bridge,mais un témoignage suggère qu’il s’agirait plutôt du London Bridge. Quoiqu’il en soit, l’important est que la scène se situe près d’un pont de Londres, plus précisément entre un cimetière et un escalier descendant vers la berge. Or depuis le poème « Le pont des soupirs (The Bridge of Sighs) » de Thomas Hood en 1844, le thème du suicide dans la Tamise était devenu très populaire dans la peinture victorienne. En jouant sur ce contexte, Rossetti suggère que le fermier qui tente de tirer sa femme du caniveau ne fait que ramener un cadavre sur la berge.

Le fouet

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Le cheval, quasiment invisible, est évoqué par le fouet qui frappe la grille d’égout. La colère du mari est dirigée, non contre la femme perdue, mais contre la ville et le vice dans laquelle elle s’est laissée grillager : aussi impuissante et innocente que le veau blanc qu’il allait vendre dans la moderne Babylone. Mais promise, tout comme lui, au sacrifice.

Une conclusion désabusée

Ainsi, au fil de son élaboration, il semble que l’oeuvre s’éloigne de plus en plus de la parabole de la rédemption pour illustrer, dans une ironie désabusée, la thèse exactement contraire : celle d’une femme-drachme irrémédiablement perdue.

Un sonnet écrit par Rossetti en 1881 éclaire cet état d’esprit.

Retrouvée
« Il y a un lendemain en germe dans minuit »: -
Ainsi chantait notre Keats, le rossignol anglais.
Et ici, tandis que les lampes du pont pâlissent,
Dans la lumière de résurrection d’un Londres sans brouillard,
Le sombre tourne à l’aube. Mais par delà la corruption mortelle
de l’Amour défloré, et la douleur sans gain
Qui fait souffler cet homme et trembler cette femme,
Le jour peut-il jamais s’envoler des ténèbres ?
Ah! Il n’a pas été donné à ces deux cœurs de s’engager mutuellement,
De se protéger sous un manteau unique sur la rive,
De se faire la cour au crépuscule. Et, Mon Dieu! aujourd’hui
Il sait seulement qu’il la tient; – Mais quel parti
La vie peut-elle prendre maintenant? Elle pleure dans son cœur verrouillé, -
« Laissez-moi – je ne vous connais pas – partez »
Found
« There is a budding morrow in midnight »:-
So sang our Keats, our English nightingale.
And here, as lamps across the bridge turn pale
In London’s smokeless resurrection-light,
Dark breaks to dawn. But o’er the deadly blight
Of Love deflowered and sorrow of none avail,
Which makes this man gasp and this woman quail,
Can day from darkness ever again take flight?
Ah! Gave not these two hearts their mutual pledge,
Under one mantle sheltered ‘neath the edge
In gloaming courtship? And, O God! to-day
He only knows he holds her; – but what part
Can life now take? She cries in her locked heart, -
« Leave me — I do not know you — go away! »


Bien sûr le dernier vers apostrophe directement le peintre :

après trente ans d’évolution divergente, c’est son sujet lui-même qui lui ordonne de l’abandonner.


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