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Bill Evans Trio - Nardis

Publié le 03 juillet 2015 par Parent @LEGOBALADIN

Et l'on meurt de hasards
Lorsqu'il se mit à courir sur la plage, ce matin-là comme chaque matin, V était loin de se douter qu'il n'allait pas rester longtemps tout à fait seul. Et pourtant, tout s'annonçait tel qu'à chacune de ses sorties matinales. L'étendue vide tapissée de sable doré, rendue écumeuse par la marée montante, accueillait à nouveau sa foulée souple pour une exploration, renouvelée à l'envi, des espaces-marges côtiers, repères familiers au déroulement fluide de ses journées.

Seul sur la plage, absorbé dans l'arpentage tranquille de cette bande de monde visible ?... Comment imaginer qu'il ne le fût qu'en apparence ?... Comment se douter que, tapie entre deux eaux, entre deux vagues, planait une autre géographie tout intérieure, intime, mais ô combien proche ; celle de son entremonde, fruit du jeu permanent des hasards aussi multiples que fugaces, capables de nous croiser, de nous recroiser, tels les synapses éphémères tissant nos topographies mentales.

Empreinte... Empreinte... Ce mot se mit à danser sur son écran intérieur avant de venir résonner en écho dans son haut-parleur interne. Il naquit du fond de sa conscience, avant de la traverser, de s'y inscrire en gros plan, puis de refluer bientôt vers des abîmes inconnus ... Un peu à la manière d'un son familier qui, issu du lointain, grandit et se rapproche jusqu'à envahir tout le champ de l'esprit, avant de s'évanouir comme il est venu. Phénomène sonore, pensa-t-il ... Visuel aussi, comme ces paysages plans sur lesquels l'oeil s'amuse à zoommer pour aller y dénicher tel élément caché, tel détail invisible à l'ensemble et pourtant bien contenu dans cet ensemble, essentiel et comme ancré à celui-ci. Réminiscence du parc mystérieux dans le "Blow up" d'Antonioni ...

A cette rendue ô combien familière en si peu de temps et qui inscrivait , à chaque pas retombant de la foulée, son creux éphémère au coeur du sable mouillé, succéda insensiblement, comme en écho, un nouveau mot non sans rapport avec le premier : footprints, son équivalent anglo-saxon, à la consonance fraternelle (bienheureux cousinage des langues !) Et ce nouvel écho intérieur fut aussitôt accompagné d'une fine mélodie qui se mua, au fil des foulées, en un rythme obsédant, langoureux, doucement enivrant. Une sorte de topos sonore né des profondeurs de la mémoire. V ne put s'empêcher de penser à la " Petite Sonate de Vinteuil " évoquée par Marcel Proust dans La Recherche du Temps " Temps retrouvé " donc, se dit-il dans un souffle ... "Ré-actualité" écumeuse et solaire, sableuse et brûlante, fidèle au décor de cette plage où V délivrait sa foulée souple avec entrain, oublieux des contraintes du temps. Footprints ... air enivrant, entêtant, "jazzé" infiniment, répété dans la durée éternellement prolongée de l'instant -à l'image de ce ruban illimité de plage- se mit à habiter la conscience de V dans toute son épaisseur. Air valsé presque, que cette mélodie à quatre temps pulsés dont le quatrième s'étire comme pour mieux figurer le temps suspendu de la foulée du coureur solitaire, tandis que les trois précédents s'appliquent à marquer le martèlement infatigable du pied et le repère de son empreinte immédiatement estompée à la surface du sable humide. Et cette répétition sans fin - ad libitum diraient des comédiens de théâtre - du même pas aérien lancé dans l'espace physique comme dans celui du souvenir.

Footprints, rythme devenu familier, mélodie veloutée de la trompette du jazzman Miles Davis, dansant sur la partition, telle un corps survolant le paysage plat mais toujours mouvant du partage des eaux : écume montante, sable uniformément humide, trace du pas immédiatement effacée ... cela répété à l'infini, selon l'éternel cycle du temps, ronde tournoyante des saisons et des années, ou course quotidienne apparente du soleil couronnant nos têtes ... Le hasard en camarade connu, reconnu par qui sait le quérir, accouchant là, juste tangeant aux bords mystérieux de la conscience, d'une petite musique belle comme une foulée, compagne incarnée épousant la trajectoire idéale du corps de V. "Un chemin long comme un baiser ...", pensa-t-il en se laissant envahir par un vers de Borgès. Borgès, grand amateur de hasard, justement. " ... A la mer quand elle embrasse les seins dorés des plages vierges qui assoiffées attendent ..." Sa foulée se fit plus ample, plus volontaire, ne perdant rien de sa souplesse. "... Et mon corps, tendu comme un arc, lutte contre tes muscles impétueux ..."

Et dans la tête de V se concocta comme un alliage inédit, insolite, des vers du poète argentin et de la musique de Miles Davis. Une sorte de Footprints poétique aux senteurs salines, baignant dans la clarté naissante d'un soleil matinal. "... Un hymne constellé d'images rouges luminescentes ..." continua de lui souffler Borgès. Un vers qui lui fit tourner insensiblement le visage vers l'astre du jour, omniprésent dès l'amorce de sa course du matin ; astre si cru, à l'ubiquité si évidente, qu'il possède naturellement ce pouvoir étrage de se faire oublier des humains. Et pourtant, le sel dans l'écume de l'eau, le jaune orangé changeant de la plage, le bleu d'un ciel vide : tout cela peut-il seulement exister sans les jeux subtils, amoureux, d'une lumière solaire ?... Et la vague toujours réinventée n'est-elle pas la métaphore parfaite des marges picturales, de leur finitude apparente comme de leurs entrelacs savants ?... La réponse viendrait peut-être d'un Turner mêlant furieusement sur la toile les mille couleurs des éléments marins et célestes jusqu'à recréer un nouveau et hardi spectacle du monde, intransmissible avec des mots. La réalité se dérobant à mesure que la palette innove, comme le sol s'estompe sous le battement saccadé des pas ... Renoncements et griserie, implosion de l'intimité ; l'oeuvre se réfugie dans l'intensité d'une nouvelle solitude : celle-là même que ressent V dans sa course vers l'aube toute neuve, alors qu'il n'est plus que ce coureur de fond avalant l'espace, épousant le rythme des éléments où il baigne avec une jubilation primitive.

Mû radieusement par sa foulée éternellement renouvelée, V laisse le flot d'images l'envahir, remerciant le hasard fertile qui a bien voulu porter sa cavale solitaire du jour. Le hasard comme une heureuse rencontre de tout ce que V a longtemps éprouvé et qui était déjà là, prêt à se révéler, n'attendant qu'une conjonction d'éléments naturels, sensibles, pour se dévoiler. Le hasard, point de confluence des menues étincelles vivaces entretenues à fleur de conscience, à la pointe extême des émotions. Le hasard, ce fils prodigue -et prodige- de la nature et de l'esprit, toujours en vadrouille, en éveil, en partance pour des chemins de traverse, des marches singulières.

Encore habité par la mélodie et les images toutes proches, V se rend disponible à l'accueil en lui de sensations fraîchement distillées par un nouveau créateur qui a déjà - secrètement, lointainement et à son insu - essaimé en lui. Albert Camus, l'homme juste, et ses résonnent maintenant de mille éclats de voix. " Noces ", " le grand libertinage de la nature et de la mer " , " ce bonheur intense à se balancer dans l'espace sous le soleil du matin ". " Noces " : " ... Ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu... " Et cette " heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde ... " Laisser la langue enflammée de Camus - la langue, sa seule, sa vraie patrie - venir s'incarner dans la foulée élastique de V : c'est bien là , il le pressent, entreprendre la géographie d'un certain bonheur. C'est sur ce balancement qu'il faudrait, sinon s'arrêter, du moins revenir sans cesse. L'émotion pure guette les corps qui s'abandonnent à la fusion des éléments : l'air, l'eau, la terre, le feu solaire ... et la langue commune et profonde pour dire tout cela en puisant aux sources physiques de nos sensations. "Le monde est beau, et hors de lui point de salut ... " murmure Camus à l'oreille de V "... et l'esprit trouve s a raison dans le corps ..."

Mer et soleil, mer-sol, mer-so ... La langue nous mène vers d'autres aubaines fortuites ... Meur-sault, le Meursault de l'Etranger, fruit d'un nouveau hasard, nous plonge au coeur de la Méditerranée, paradis d'une nature élevée à l'état divin par l'auteur de Noces : le sel de la mer, le bleu d'un ciel vide, le silence énigmatique de la vie. La langue comme patrie et la camaraderie humaine comme ligne de vie. V se branche, tous ses sens en alerte, sur ces nouveaux liens délivrés par les sons, par les mots et les mille récits qu'ils savent tisser inlassablement au long de ces noces dorées et silencieuses : " ... Comment alors ne pas s'identifier à ce dialogue de la pierre et de la chair à la mesure du soleil et des saisons ?... " confie encore Camus, attentif à cette " odeur qui consacre les noces de l'homme et de la terre ", clamant haut et fort " qu'il n'est pas de bonheur surhumain, pas d'éternité hors de la courbe des journées. "
Encouragé, enivré, et comme bercé par la ronde pure et juste des mots, V sent sa foulée pénétrer le paysage, son corps ne faisant plus qu'un avec la grandeur minérale, comme recouvrant ainsi de lointaines origines. Albert lui susurre une dernière fois : " ... la mesure de l'homme ? Le silence et les pierres mortes ... ". " Pour entreprendre la géographie d'un certain désert. " Géographie sauvage que V arpente depuis l'aube, accueillant et scrutant la pulsion des mots et des sensations. Abrité sous la course épurée d'un soleil vif courant à son zénith, et la suivant fidèlement à contre-courant, à contre-feu, V a tracé un chemin unique, lieu bienheureux de tous les hasards ... Un silence, vaste comme la plage qu'il survole, s'installe peu à peu dans sa conscience, ponctué par le martèlement sourd du sang qui cogne ses tempes. A mille lieues des contingences familières, V goûte les saveurs brutes et grisantes d'un Panthéon retrouvé. Il n'est plus qu'ouverture au monde alentour, au silence solaire de cette plage qui comprend maintenant tout son univers. Il se sent et se sait enfin attentif à la bande-son de sa vie.


Et le hasard lui fournit une ultime occurence, en forme de silence : celui inventé par le musicien John Cage déroulant ses partitions à la manière de paysages imaginaires. Le vide - qui me va si bien, songe V - objet du désir, enfin ; le corps simplement rendu à l'espace d'une foulée tranquille comme au sens prodigieux des hasards. En toile de fond de cet intense silence peut apparaître alors l'ébauche d'une composition vide, baptisée - ultime hasard des chiffres ! - que ne figure pas la moindre note. John Cage, l'anarchiste du silence, celui qui aimait à s'introduire dans des chambres sans écho pour entendre le battement de ses veines, se met à palpiter au coeur de la solitude du coureur de fond. Ultime empreinte inscrite dans l'écume de son jour. Pur plaisir d'exister dans la beauté du monde ...


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