Dans lequel on réhabilite des tableaux prétendument fâchés avec les miroirs.
Mère et enfant (Mother and Child)
Frederic George Stephens, vers 1854, Tate Gallery, Londres
Découragé par son supposé manque de talent, Stephens abandonna vers la trentaine la carrière de peintre pour devenir critique et propagandiste de la Confrérie Préraphaélite. Ce tableau est un des trois qu’il n’a pas détruit, témoins d’un talent peut être moins abouti que celui de ses géniaux amis, mais néanmoins remarquable.
Un précédent redoutable
Il est vrai qu’il se frotte ici à un des chefs d’oeuvre de Hunt, réalisé l’année précédente :
Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience)
William Holman Hunt, 1853, Tate Gallery
La composition est très similaire :
- même saturation de l’espace dans un intérieur encombré ;
- même insistance maniaque sur les éléments décoratifs (ameublement, papiers-peints) ;
- même instantané sur deux personnages, dont l’un est aveugle à l’émotion de l’autre.
Car chez Hunt, l’homme de plaisirs ne comprend pas l’émotion qui submerge sa compagne à l’écoute de la chanson.
Et chez Stephens, l’enfant qui joue ne voit pas la lettre que sa mère tient du bout des doigts, sans la lire.
Dans les deux tableaux, la fin est ouverte :
- la jeune femme à la conscience « réveillée » quittera-t-elle sa vie de débauche ?
- Est-ce un deuil ou une rupture qui menace la jeune mère ?
Le miroir du fond
Mais c’est surtout le miroir sur le mur du fond qui va nous intéresser.
Chez Hunt, il reflète une fenêtre ouverte, qui symbolise la possibilité d’une rédemption (voir Le réveil de la conscience ).
Chez Stephens, la fenêtre à guillotine est fermée, mangée par deux épais rideaux et son store est à demi-baissé, interdisant toute communication avec un ciel vide : image de séparation ou de disparition qui renforce le message funeste de la lettre.
Nulle présence humaine dans le miroir : seulement les reflets décolorés des objets de la cheminée.
La lettre d’amour (détail), 1861, Rebecca Solomon
Le cadre est orné en bas de deux grosses volutes, comme celui-ci.
Une erreur dans le reflet ?
Les différentes zones verticales du reflet sont assez difficiles à lire, du fait que le cadre du miroir est presque caché à gauche derrière le bougeoir. On comprend néanmoins rapidement qu’il nous montre un second miroir, placé entre les deux fenêtres aux rideaux rouges. Dans ce miroir, nous devrions voir la zone de la cheminée : or le seul objet est un cadre ocre sur un fond de papier peint – tableau ou fragment de meuble – rien en tout cas qui corresponde à ce qui se trouve à côté de la femme et de l’enfant.
A bien y regarder, le tableau semble se heurter à d’autres problèmes de perspective : la cloison de droite, qui porte la cheminée, ne se raccorde pas à angle droit avec l’autre. De plus, que vient faire cette cheminée aussi proche d’un coin de la pièce, au lieu d’être au milieu d’une cloison ?
Une question d’angle
Bien sûr, il faut lire le décor autrement : en ne montrant que partiellement les plinthes et la console en bois ouvragé accrochée au dessus de la mère, Stephens nous donne des pistes, mais nous invite à un effort de réflexion pour reconstituer le plan de la pièce.
La perspective et le reflet sont parfaitement exacts, une fois qu’on a compris que la cheminée se trouve sur un pan coupé. Le second miroir montre une zone de la cloison de droite qui se situe en hors champ du tableau.
Une cheminée moderne
La cheminée est fermée par une plaque en acier réfléchissante, avec une découpe circulaire que l’on pourrait confondre avec le dossier de la chaise de l’enfant (qui est à peine visible, à côté de l’ornement doré).
Les tiges métalliques de part et d’autre sont des accessoires de cheminée (pique-feu, pinces, balayette).
CC Hunt Drawing of an Interior
British museum
Le bouton de porcelaine encastré dans le mur à gauche devait être un dispositif de réglage du tirage.
L’extrême fidélité à l’univers concret est typique du réalisme des Préraphaélites, comme Stephens l’explique lui-même :
« Le principe avait pour conséquence que si l’un des membres avait trouvé un modèle dont l’aspect correspondait à ce que son sujet demandait, ce modèle devait être peint avec exactitude et, pour ainsi dire, au cheveu près. »
Cependant, le trou rougeâtre de la cheminée éteinte, dans le dos de la fillette, est aussi le symbole d’un foyer désolé.
La seconde énigme
Elle se lit dans les jouets de l’enfant – un très jeune garçon habillé en fille, selon l’usage de l’époque – qui nous renseignent sur le contenu de la lettre.
Voir la réponse...
Le hussard dans le petit cerceau suggère que le père de famille est un militaire.
La marionnette chevauchant le lion britannique montre comment son jeune fils s’efforce de l’imiter.
Le soufflet qui ne respire plus s’ajoute à la cheminée qui ne chauffe plus.En 1854, en pleine guerre de Crimée, la lettre annonce sa mort au combat.
Exposé au Salon de 1882, le dernier tableau de Manet fit sensation. Il s’inspire beaucoup – y compris dans ses « anomalies », du jeu de miroir inventé par Caillebotte un ans plus tôt (voir Dans un Café : où est Gustave ? ). Il n’a pas été peint sur place, mais travaillé entièrement en atelier : seule la jeune modèle, Suzon, était réellement serveuse aux Folies Bergère.
Le Bar des Folies Bergère
Manet, 1881-82, Institut Courtauld, Londres
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Des reflets impossibles
On remarque rapidement un reflet impossible : l’homme qui lui conte fleurette n’existe que dans le miroir.
De plus, à gauche, le reflet des bouteilles ne correspond pas à celles qui sont posées sur le comptoir.
Une perspective indécidable
Il n’y a dans la salle aucune ligne droite, aucun alignement repérable. L’unique fuyante réelle (celle de l’arête du comptoir, en jaune) suggère que le point de fuite pourrait se trouver au niveau du nez de la serveuse, tandis que les fuyantes de son reflet (en rouge) montrent un point de fuite situé très à droite.
Cette indétermination est une des raisons du caractère perturbant du tableau : s’agit-il d’une introspection ou d’une exhibition, du regard subjectif de la serveuse sur elle-même ou du regard objectif du peintre planqué en hors champ ?
Ce décor longuement travaillé est-il vraiment fait de bric et de broc, en prenant de telles libertés avec la réalité optique ?
En fait, le Dr Malcolm Park a montré récemment (Manet’s Bar at the Folies-Bergère: One Scholar’s Perspective) que ces « erreurs » n’en sont pas, pour peu que l’on comprenne :
- que les bouteilles dans le reflet ne sont pas celles que nous voyons sur le marbre (mais des bouteilles situées plus à gauche sur le comptoir) ;
- que le point de fuite ne se situe donc non pas derrière la serveuse, comme nous le croyons, mais beaucoup plus à droite.
Courtoisy Dr. Malcolm Park
Le seul élément délibérément fallacieux reste l’arête gauche du comptoir dans le miroir, qui devrait être plus inclinée, comme le montre la reconstitution photographique.
Une boutique de charcuterie
Dambourgez, 1886, Collection privée
Quatre ans plus tard, Dambourgez transporte la composition de Manet des Folies Bergère aux Halles, rhabille la serveuse en commerçante et remplace les alignements de bouteille par des tranches de charcutailles.
Des reflets aléatoires
Après ce précédent illustre, puisqu’il est désormais permis – et même moderne pense-t-il – de peindre des reflets faux, Dambourgez s’en donne à coeur joie.
Si les reflets des étagères de droite (en vert) sont cohérents avec le point de fuite (en jaune), les reflets des crocs et de la scie pendus en haut à gauche ne le sont pas (en rouge) : ni surtout le reflet de la bouchère elle-même, beaucoup trop décalé alors qu’elle est pratiquement adossée au miroir.
Pour comparaison, le reflet du flâneur de Caillebotte (retourné de gauche à droite)
Une histoire avec un client
Une étrangeté du tableau est que les poids sont restés sur un des plateaux de la balance : quelle commerçante les laisserait ainsi, au risque de fausser l’instrument ? Le fait qu’ils se trouvent sur le plateau situé à main droite est logique, leur nombre irrégulier indique que l’objet pesé n’était pas une quantité convenue.
Par ailleurs, la bague à l’annulaire de la charcutière indique que celle-ci est mariée.
Dans le contexte de la référence au Bar des Folies Bergères, ne faut-il pas comprendre qu’ici, il nous manque le Séducteur ?
La marchande est distraite :
- elle oublie les poids,
- elle laisse la cuillère dans la bassine qui fume,
- elle regarde fixement la porte…
Quelqu’un vient de sortir et elle reste troublée, plantée là au milieu de ses viandes, comme une victuaille supplémentaire.
Son reflet décalé vers la porte n’est-il pas son désir qui la précède ?