Sam Mendes, 2015 (États-Unis)
L'heure du bilan a sonné. Vingt-quatrième aventure cinématographique de James Bond et quatrième épisode avec Daniel Craig dans le rôle de l'agent 007, il semble que jamais dans les aventures de l'espion, comme une quinte flush un carré d'as au poker, une suite de films n'ait eu autant de cohérence. Comme à chaque fois, marquée tout autant par un nouveau profil (Craig blond baraqué) que par une modernisation du contexte (celui d'un terrorisme mondial à peine saisissable *), la période voit aussi Bond faire d'abord table rase du superflu qui l'entourait (gadgets, voitures...) et imposer un style plus froid et plus brut que par le passé. Depuis le très bon Casino royale (Campbell, 2006) et le plus terne Quantum of solace (le moins réussi des quatre, signé Marc Forster en 2008), le passé (plus que le temps) retrouvé de Bond sert de fil rouge et, au fur et à mesure des films, c'est un peu comme si le personnage vide de toute identité au début finissait par composer ou recomposer la sienne, celle que l'on connaît par cœur plus quelques originalités (sa propre histoire personnelle et ses goûts, ses habitudes et même un appartement à Londres). Tous les films de la période Craig ne se valent pas et si, par son originalité et sa capacité à nous captiver, Skyfall du même Mendes (2012) pouvait atteindre un excellent niveau, il faut déjà signaler que Spectre, sans être mauvais, et malgré une ouverture éblouissante, est plutôt en deçà.
Les morts sont vivants est-il écrit en préambule comme l'énoncé mystérieux de quelque mythe oublié. Dans Skyfall, Bond lui-même confiait à Raoul Silva qui le disait vivre au milieu des ruines et l'interrogeait sur le sujet qu'il faisait de la résurrection son principal hobby. Il était donc logique de débuter Spectre assez superbement en tenue de mort, un squelette entraînant avec lui une créature séduisante et masquée dans les rues bondées de Mexico le jour de la fête des morts. On suit donc du regard ce couple filer et se faufiler avec une certaine élégance en plein défilé macabre et le mouvement simple et entraînant ne s'interrompt que lors d'une terrible explosion, un bâtiment effondré et quelques criminels épars ; brève étape pyrotechnique lors de cette séquence belle et fascinante avant que les personnages ne reprennent leur poursuite, s'élèvent et s'éjectent d'un hélicoptère tournoyant au-dessus d'une Plaza de la Constitución noire de monde.
Malheureusement, le reste n'est pas aussi bien réussi. Si un passage à Rome en compagnie d'une veuve pulpeuse tombée sous le charme, Monica Bellucci, peut encore séduire pour sa sophistication (la villa italienne, la photographie ténébreuse et dorée) ou si quelques cloisons cassées par une masse musclée dans un train (Dave Bautista alias Monsieur Hinx) nous rappellent les impressionnants costauds auxquels Sean Connery ou Roger Moore avaient jadis dû se frotter, la plus grande déception vient du personnage de Christoph Waltz (Franz Oberhauser). Alors que sa silhouette dans l'ombre laisse croire un instant à une figure redoutable, ce n'est plus du tout le cas ensuite, finalement trop peu charismatique, aux méthodes si conventionnelles... Plutôt que de faire du personnage une incarnation maléfique ou une énigme, les scénaristes ont rapidement brossé le portrait d'un vulgaire sadique en sandalettes ; ce qui paraîtrait tout à fait insultant aux yeux du magnifique colonel nazi que Waltz avait pu incarner pour Tarantino (Inglourious basterds, 2009).
Dans sa recherche de cohérence, qui finalement s'imposait d'elle-même par les scénarios, Spectre échoue également dans sa volonté de ramener tous les personnages vus dans les quatre épisodes autour de Bond et de son grand ennemi. Sam Mendes en effet n'a pas de meilleure idée que des images un peu maladroitement amenées dès le générique (cette fois assez raté) et plus loin des portraits affichés sur des murs (Eva Green, Mads Mikkelsen, Javier Bardem, Jesper Christensen mais bizarrement pas Mathieu Amalric). Cette scène, une des dernières, relève toutefois notre intérêt pour le film. Bond est enfermé dans un tombeau, les anciens bâtiments des services secrets britanniques prêts à être dynamités (puisque les services de renseignements sont déménagés dans une tour de verre ailleurs en bord de Tamise) : un piège auquel l'espion doit échapper, tout l'enjeu du film que de prouver l'efficacité de l'agent sur le terrain contre l'obsolescence à laquelle un chef tant odieux que peu scrupuleux (Andrew Scott) veut à tout prix le reléguer. En d'autres termes, l'idée de ce petit cadre ambitieux aux idées larges (il ne fait que suivre le plan d'Oberhauser) est d'opposer à l'action brute d'un antique double zéro seul sur le terrain, toute la puissance d'un réseau satellite et numérique mondialisé. Et Bond de démontrer le contraire.
Spectre moins suprenant que Casino royale ou Skyfall, finalement cela s'explique assez simplement : recouvrant son identité, Bond redevient Bond et, reposant sur cette idée, le scénario ne développe rien de plus. Mendes adapte alors l'environnement, les détails regagnent de l'importance : Aston Martin et montre à options, vodka martini au shaker, chat blanc perçant, fauteuil à vrilles pour expert ès torture, grande base cachée... Et soudain, replongés dans de plus anciens épisodes, la découverte et le plaisir durant le film sont immanquablement rognés.
* Après la Guerre Froide (avec successivement Sean Connery, George Lazenby, Roger Moore et Timothy Dalton pour interpréter le personnage entre 1962 et 1989) puis les enjeux soulevés par le pétrole ou le contrôle de l'information (Pierce Brosnan sur quatre épisodes entre 1995 et 2002).