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La minéralité avec Jacky Rigaux

Par Mauss

Jacky Rigaux n'est pas vraiment un homme suscitant avec enthousiasme un consensus total sur ses idées, ses ouvrages, ses concepts, ses affirmations, ses conclusions.

Mais Jacky Rigaux a une façon de voir le monde du vin, - particulièrement celui de la Bourgogne où son éducation a eu comme Maître Henri Jayer - ,  avec l'oeil de l'universitaire qu'il est, ce qui est loin de faciliter les choses pour bien des lecteurs qui montent alors à vitesse Grand V dans les tours !

Mais qu'on soit "pour" ou "contre", il est simplement hors de question de ne pas lui offrir une tribune, certes très modeste, la nôtre, où l'on pourra discuter de ses idées, bibi en premier !

Alors merci aux trolls habituels de passer chemin, de venir ici - où l'anonymat est encore accepté - pour argumenter sur son texte ci-dessous et oublier les trop faciles attaques ad hominem qui seront purement et simplement mises dans la poubelle bien chargée des commentaires inutiles, vexatoires, bêtes et méchants.

Ce texte est mis tel que je l'ai reçu : aucune correction, ni même de ponctuation ou orthographe.

La minéralité dans le vin : mythe ou réalité ?

Une approche épistémologique

Jacky Rigaux

C’est par la dégustation que j’ai rencontré la question de la minéralité des vins. Dans un premier temps c’est plutôt la dimension insipide des vins qui m’a interpellé. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux grands vins, dans les années 1970, ces derniers n’existaient plus. Les vins de mes terroirs d’origine, Pouilly et Sancerre, n’avaient plus grand intérêt : maigres, chaptalisés et acidifiés… Ayant débuté une carrière de psy très lucrative (la belle époque de la dynamique de groupe dans les entreprises, les institutions, les organisations professionnelles…), je me suis procuré tous les grands crus de Bourgogne : même punition, maigres, insipides, uniformisation et banalisation de leur goût…

C’est donc dans un contexte d’avilissement des vins de terroir que je me suis intéressé à la dégustation. Ce que l’on appelle « terroirs », des lieux où la vigne a trouvé terre d’élection, ont en effet, comme l’écrit Francis Andreux dans Le terroir et le vigneron, « connu une période d’avilissement, ou du moins d’affadissement, au point culminant du XXème siècle où l’on a pensé que l’industriel, le manufacturé, allait triompher de tout ». Avec la viticulture chimique et l’œnologie correctrice, le « vin de type agro-alimentaire », selon le belle formule de Naddy Foucault (Domaine du Clos Rougeard à Saumur-Champigny), était né : techniquement bien fait, arrangé avec de nombreux adjuvants, au goût constant, sans défaut mais sans originalité, simplement typé comme on disait…

Ma rencontre avec Henri Jayer et l’initiation à la dégustation géo-sensorielle

Déçu par tous ces vins insipides que je dégustais, j’ai voulu rencontrer des vignerons qui produisaient encore de bons vins. Quelqu’un me mit sur la piste d’Henri Jayer avec lequel j’ai pris rendez-vous. Ce fut une révélation : goûtés au fût, chaque vin était bon, avait une singularité, était d’une étonnante sapidité, et d’une incroyable digestibilité… Je ne l’ai pas lâché, je suis devenu son ami, j’ai écrit deux livres avec lui, et une dizaine marqués de son empreinte, dont La dégustation géo-sensorielle qu’il n’a malheureusement pas vu publié puisqu’il est mort en 2006 et que le livre est sorti en 2012, livre qui propose la pratique de la dégustation qu’il m’a transmise, où les descripteurs majeurs sont : la sapidité, la salinité, la minéralité, la digestibilité, la fraîcheur… Autant de descripteurs qui sont très éloignés du bréviaire des arômes chers à l’analyse sensorielle…

Ce que m’a transmis Henri Jayer, qu’il tenait de René Engel, lequel la tenait de Jules Lavalle, c’est la pratique de la dégustation géo-sensorielle, celle qui, comme l’a bien résumé Aubert de Villaine dans la préface du livre Le réveil des terroirs, Défense et illustration des « climats » de Bourgogne, « conjugue le goût et la connaissance du terroir ». La citation exacte est : « A cette évidence des climats est « consubstantiellement » associée la dégustation « géo-sensorielle » qui conjugue le goût et la connaissance du terroir ».

Ce qui caractérise la dégustation géo-sensorielle, c’est qu’elle sort le vin de sa seule dimension organique pour l’inscrire dans sa dimension minérale, celle de son lieu de naissance. Autant la dimension organique a été explorée par l’œnologie, autant la dimension minérale a été ignorée de cette dernière. L’œnologie a adopté l’analyse sensorielle qui privilégie la dimension organique du vin, la dégustation géo-sensorielle, par le primat accordé au toucher de bouche, privilégie la dimension minérale du vin qui n’a pas d’odeur…, sans oublier bien sûr sa dimension organique qu’elle apprécie tout particulièrement par la rétro-olfaction.

Le fonctionnement naturel des terroirs retrouvé

Entrons dans le fonctionnement naturel des terroirs retrouvé. Par sa partie aérienne, avec le processus de la photosynthèse, la plante fabrique de multiples composés biochimiques que l’on retrouvera naturellement dans les vins. L’œnologie pourra y ajouter tous les adjuvants fabriqués par l’industrie chimique et éventuellement intervenir biochimiquement dessus. Les vignerons ayant retrouvé l’intérêt pour les bonnes pratiques viticoles, bio-dynamiques en particulier, font confiance à la plante à laquelle ils ont offert des sols aux équilibres naturels restaurés et n’ont donc pas besoin de tous ces artifices.

Par sa partie souterraine, avec ses racines et grâce aux microbes qui prolifèrent alentour, la plante assimile les minéraux contenus dans le sol et le sous-sol. « Comment ces roches chargées de minéraux confèrent la minéralité au vin, on ne sait pas encore », reconnaissait Sally Easton dansWine Wisdom, en 2009. Ulrich Fischer, du département Œnologie de l’Université de Neustadt, reconnaissait la même année que la minéralité, « est plus reliée au terroir qu’à la vinification, même si cette dernière a un impact ». Si on ne connaît pas encore très bien les mécanismes en cause, on ne peut pas non plus intervenir sur les processus de passage des minéraux dans le vin, ce qui est une bonne nouvelle pour les vins de terroir ! Claude et Lydia Bourguignon sont sans doute les chercheurs les plus avancés en matière de recherche sur la minéralité des vins.

Avec le retour sur le devant de la scène des vins de terroirs, vins naturels dans lesquels on n’a rien ajouté, si ce n’est un peu de soufre, on retrouve les sensations gustatives minérales, sensations qui étaient appréciées par les gourmets qui pratiquaient leur art de la dégustation avant l’invention de l’œnologie et de la viticulture chimique. L’œnologie interventionniste, avec l’adjonction de ses innombrables produits chimiques, masque bien évidemment la minéralité naturelle des vins, cette dernière se trouvant alors dominée par la sucrosité générée artificiellement, par la gomme arabique en tête…

Le mariage de raison de l’œnologie et de l’industrie

Il est bien sûr politiquement incorrect de rappeler que l’œnologie est l’alliée inconditionnelle de l’industrie du vin. Comme le rappelle David Levebvre, un des rares œnologues français à faire de la recherche sur la minéralité, le manuel d’œnologie de référence, écrit par Ribéreau-Gayon, fort de 3000 pages publiées en deux volumes,ne consacre que quelques pages à la chimie minérale ! Il existe en effet deux chimie, la chimie organique, avec le concours de laquelle on peut intervenir sur le vin avec tous les produits œnologiques dont on dispose, et la chimie minérale, refoulée par l’œnologie contemporaine, qui n’offre aucune possibilité d’intervention sur les minéraux naturels du vin ! De surcroît, les minéraux n’ont pas d’odeur mais se goûtent !

La chimie organique sert ainsi de référentiel à l’analyse sensorielle qui accompagne la production des vins technologiques ou industriels. Où commence le vin industriel ? On peut considérer qu’à partir du moment où on introduit une levure industrielle, le terroir commence à s’effacer. C’était la position d’Henri Jayer. On peut penser que le vrai vin de terroir est le « vin nature », issu des pratiques bio-dynamiques qui ne mettent aucun intrant de chimie de synthèse dans les sols et pas de soufre en vinification. Pierre Overnoy en est une figure emblématique. On peut également penser que le soufre, maîtrisé depuis l’époque gallo-romaine, utilisé en dose minimaliste, ne perturbe pas l’expression du terroir. Quoiqu’il en soit, dès que l’on injecte des levures industrielles et de la gomme arabique, le terroir commence sérieusement à s’effacer au profit de l’expression industrielle du vin !

Faire retour à la dégustation géo-sensorielle

La dégustation géo-sensorielle, qui s’intéresse aux lieux de naissance du vin à la minéralité différente selon les terroirs (calcaires, granitiques, siliceux, volcaniques…), et différente selon le jeu des failles, expositions et microclimats au sein de chaque vignobles, met ainsi l’accent sur le toucher de bouche (sapidité, souplesse, texture, consistance, vivacité, viscosité, longueur en bouche, minéralité…), sans ignorer, bien évidemment, les arômes, qu’elle apprécie tout particulièrement en rétro olfaction.

Le deuxième référentiel de dégustation est donc en appui sur la dimension minérale du vin. Il accompagne la dégustation géo-sensorielle du gourmet, toujours sensible à la minéralité des vins qui se trouve, de ce fait, le descripteur majeur. Ce référentiel relève de la chimie minérale dont l’œnologie contemporaine n’a pas fait son objet majeur.

Le lieu, que l’on appelle « climat » en Bourgogne, guide l’esprit et la main du vigneron. L’intérêt pour le lieu, pour son originalité, pour la façon dont le vigneron le comprend, guide l’esprit et le palais de l’amateur et l’engage dans la pratique de la dégustation géo-sensorielle. Plutôt que de se perdre dans l’identification des arômes, il « taste » le vin, le laisse toucher son palais et révéler toute la complexité conférée par le lieu ! Par la rétro-olfaction en particulier, il se laissera bien sûr également séduire par la dimension organique du vin et la myriade de parfums qu’elle génère…

On peut faire un parallèleavec l’être humain. Freud, en effet, a découvert l’importance de l’Inconscient. Ce dernier a façonné notre personnalité, notre caractère, en agissant à notre insu dans la mise en œuvre de nos conduites, dans notre façon d’être au monde… L’Inconscient du vin, c’est sa minéralité. Sur cette dernière, l’œnologie moderne n’a, pour le moment, aucune prise, mais la minéralité marque le vin de son empreinte indélébile, différente d’un lieu à l’autre, et l’amateur éclairé se passionne pour ce qu’elle génère en dégustation ! Seul notre palais est capable de ressentir sapidité et minéralité.

Vivacité, minéralité et sapidité

L’acidité, que l’on nomme plus volontiers vivacité en dégustant des vins, est le vecteur de sublimation de la minéralité naturelle des vins de terroirs. Elle entretient un rapport très subtil avec les sels minéraux qu’ils contiennent tous, avec une grande variabilité selon leur lieu de naissance. On appelle ce processus biochimique « phénomène de salification ». Grâce à lui, les sels minéraux vont se fondre harmonieusement en bouche avec les acides naturels du vin. Bien évidemment, réciproquement les acides auront un effet exhausteur sur la salinité. Ainsi est retrouvée la subtile sapidité des grands vins de terroir ! On comprend alors mieux l’engouement des amateurs éclairés pour les vins de Didier Dagueneau en Loire et d’Olivier Humbrecht ou Jean-Michel Deiss en Alsace, qui ont contribué à mettre le terme de minéralité sur le devant de la scène au 20ème siècle, comme l’ont fait Anselme Selosse et Pascal Agrapart en Champagne. Anselme Selosse fut par ailleurs le premier à remettre sur le devant de la scène l’intérêt pour la sapidité, descripteur sans doute indissociable de la minéralité !

En Bourgogne, à la même époque, c’est Nadine Gublin qui a mis sur orbite l’intérêt pour la minéralité, en popularisant le terme de « salinité », et Vincent Dauvissat qui a imposé les minéralités les plus éclatantes dans ses grands crus, Clos et Preuses…, rejoint aujourd’hui par Jean-Marc Roulot dont les vins de « climats » en appellation Village (Les Luchets, Les Meix Chavaux, Le Tesson…) et Premier Cru (Perrières, Charmes, Gennevrières, Bouchères…) sont des modèles.

Une nouvelle voie de recherche pour l’œnologie ?

On nous annonce la création d’un organisme privé de recherche, le « Wine minerality group », en précisant qu’il est en partenariat avec le groupe Lallemand, leader mondial des levures. Si on peut penser, avec Henri Jayer, que l’introduction de levures industrielles dans les moûts est la première marche pour quitter le vin de terroir, on nous promet des vins industriels minéraux ! On nous annonçait les débuts de ce nouveau vin pour les vendanges 2013 : « un procédé technologique censé aider à exprimer la minéralité et favoriser sa perception sensorielle ». On nous annonce que des tonneliers sont associés…, sans doute pourront-ils participer aux notes minérales, en usant des différentes chauffes pour les fûts et des durées de cuisson pour les « staves »… A suivre donc avec un grand intérêt ! Minéralité naturelle ou minéralité artificielle ?

Côté recherche publique autour des fonctionnements naturels des terroirs, on peut espérer que ce que David Lefebvre a ouvert depuis 2002 sera exploré : « Les minéraux et les oligo-éléments ont une influence majeure sur le goût du vin, même à des teneurs infimes. C’est toutefois la nature des interactions qu’ils ont avec les autres composants du vin qui importe dans le goût, absolument pas leur quantité. » Voici une piste intéressante, mais il serait primordial de se demander pourquoi cette recherche n’est conduite ni à l’INRA, ni dans les laboratoires de recherche universitaire…, et qu’elle n’est pas soutenue par une entreprise multinationale ?

Les avancées scientifiques viendront peut-être de la bio-dynamie qui a davantage de proximité avec la physique quantique qu’avec l’œnologie. Que la matière se transforme en énergie n’est pas un problème pour ces disciplines, et rien n’empêche de penser que la dimension minérale du vin provient davantage de son énergie que de sa matière organique…

« Guerre du vin »

Il y a bien « une guerre du vin ». Comme le terme « minéralité » est devenu « tendance », après celui de « boisé » que l’industrie a très bien traité avec les « staves » pour les vins de deuxième gamme, il est normal que l’industrie du vin s’y intéresse et qu’elle paye ses chercheurs pour en trouver une voie industrielle. Le vin étant devenu un produit qui se vend très bien, le produit phare de la mondialisation, ses promoteurs cherchent – c’est leur logique du profit – à prendre le pas sur le vin d’artisans, le vin d’artistes… Nouveauté en Europe, il est question d’autoriser les plantations en vignes n’importe où, avec n’importe quels cépages, pour lutter contre les importations de vins étrangers ! Ce sera au marché de faire le tri en fonction des lois de la compétitivité et du libre-échange… La vieille Europe pourra alors, grâce à ses gros négociants et à ses riches financiers en quête de diversification de leurs activités, acheter et planter de vastes espaces pour vendre les cépages vedettes (pinot, chardonnay, riesling, cabernet-sauvignon, merlot, syrah, chenin, viognier…) à bas prix et y sélectionner quelques cuvées « haut de gamme » vinifiées par les œnologues en vogue… Après la délocalisation des vignobles dans les pays sans réglementations contraignantes et riches en main d’œuvre bon marché (Chili, Argentine, Afrique du Sud, Californie, Inde (où on peut faire deux récoltes par an), Chine…), avec l’aide des meilleurs œnologues européens, on assistera ainsi à une relocalisation européenne à prix de revient et de vente cassés ! Le risque, bien évidemment, est de voir la viticulture européenne rapidement industrialisée, comme l’a été l’agriculture après la deuxième guerre mondiale. Heureusement, il existe encore des vignerons-artisans, et quelques agriculteurs-paysans, capables de résister aux sirènes de la production industrielle et de l’argent facile, et qui s’organisent dans des associations militantes !

Que feront les grandes revues dans cette guerre des vins et dans cette guerre du goût ? Seules les revues sans publicité pourront-elles faire la place qu’ils méritent aux vignerons résistants à l’industrialisation galopante ?

Indications bibliographiques

  • Bourguignon (C. et L.), Le sol, la terre et les champs, Sang de la Terre, 2ème éd., 2008
  • Dauvissat (V.), Deux terroirs à Chablis vus par le vigneron, in Terre en Vues, 2006, pp. 80-84
  • Brosse (C.), Derenoncourt (S.), Goussard (C.), Wine, Derenoncourt un homme, un groupe, La Fabrique de l’épure, 2015.
  • Gasparotto (L.) et Jullien (O.), La mécanique des vins, Le réenchantement du Languedoc, Grasset, 2016.
  • Joly (N.), Le vin du ciel à la terre, Nouvelle édition préfacée par J. M. Pelt, Sang de la Terre, 2007.
  • Joly (N.), Le vin, la vigne et la biodynamie, Sang de la Terre, 2007.
  • Lefebvre (D.), Où il est question de minéralité ? in Le Rouge et le Blanc, supplément au N° 100, 2011, pp.28-30.
  • Lepetit-De la Bigne (A.), Introduction à la biodynamie, Ed La Pierre Ronde, 2012.
  • Rigaux (J.), Les temps de la vigne, Henri Jayer vigneron en Bourgogne, Terre en Vues, 2011.
  • Rigaux (J.), Le Réveil des Terroirs, Défense et illustration des « climats » de Bourgogne, Préface d’Aubert de Villaine, Ed. de Bourgogne, 2010.
  • Rigaux (J.), La dégustation géo-sensorielle, Terre en Vues, 2012.
  • Rigaux (J.), Vins de terroirs ou vins technologiques, faut-il choisir ? A paraître, Terre en Vues, 2013
  • Rigaux (J.), Le monde du vin, in Blog GJE, archives mars 2013.
  • Rigaux (J.), La minéralité en question, in Blog Anthocyanes, mars 2013
  • Roulot (J. M.), Le terroir à la vigne, le terroir à la cave, in Le Terroir et le Vigneron, Terre en Vues, 2006, pp. 207-2010.
  • Selosse (A.), L’eau de roche, in Le Terroir et le Vigneron, Terre en Vues, 2006, pp. 248-251.

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