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Aujourd’hui, j’ai testé –Le Grand Restaurant, de Jean-François Piège

Par Ajdjaiteste
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On n’a pas tous les jours 30 ans ! A cette occasion, Monsieur m’a promis une table exceptionnelle. Pour différentes raisons, notre repas n’a pas eu lieu le jour J ; il m’a donné une date ultérieure, que je me suis empressée de noter dans mes agendas. J’ai été patiente et il a réussi à maintenir la surprise sur l'adresse retenue jusqu’à ce que mes parents gaffent, il y a une dizaine de jours (quelle idée, aussi, de leur en parler avant…).

Monsieur n’avait pas réservé deux couverts dans un grand restaurant… mais dans Le Grand Restaurant. Après avoir goûté à la cuisine de Cyril Lignac et à celle de Florent Ladeyn (voir ici), nous allions donc découvrir celle d’un autre Chef étoilé, Jean-François Piège, à cette adresse très personnelle inaugurée il y a sept mois dans le triangle d’or.

Photo de Gilles Pudlowski

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La veille, nous sélectionnions soigneusement nos habits car Monsieur m’avait prévenue : dans l’email confirmant sa réservation, la mention “tenue correcte exigée”, précisant notamment que t-shirts et sandales n’étaient “pas autorisées”. 

Arrive le grand jour. Enfin midi, je quitte le bureau toute excitée pour prendre le métro, direction : Madeleine. Monsieur est arrivé avant moi, il me téléphone alors que je suis encore sous terre pour me dire qu’il m’attend à quelques pas du Restaurant. Je descends de la rame, refais surface : Paris, le soleil te va si bien ! Premières douceurs de printemps, je ne peux m’empêcher de me dire que j’aurais bien mangé en terrasse. 

Heureuse et impatiente, je marche aussi vite que mes talons me le permettent. Monuments classés, hôtels particuliers, bijoux étincelants, foulards en soie, berlines britanniques et plaques diplomatiques, dans ces rues que j’arpente généralement en baskets, je croise les habituels touristes émerveillés, couples fortunés, notaires et financiers, portiers et voituriers. Tiens, une ribambelle d’enfants –peut-être une classe verte ? 

Mal aux pieds, sourire aux lèvres, je retrouve Monsieur au coin de la discrète rue d'Aguesseau. Il me guide vers le numéro 7 où l’on aperçoit, à travers une petite vitre à gauche de la massive porte d’entrée, des cuisiniers affairés. 

En entrant dans Le Grand Restaurant, le visiteur est d’abord captivé par la fascinante cuisine ouverte, séparée du sombre couloir par un grand passe en marbre. Le regard est ensuite attiré par la petite salle baignée de lumière, au fond. Nous prenons place à la table numéro 9 et ouvrons grands tous nos sens.

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Je dois avouer que je ne suis pas enchantée par le décor, que je trouve too much : murs bruts de béton gris, appliques à pompons Baccarat ; nappes blanches, sièges pivotants beiges et marron ; sous-assiettes bleues, verres ornés de rouge et noir… En revanche, chacune considérée indépendamment, les pièces du céramiste Pierre Jars me semblent extraordinaires.

Contrairement à ce que l’on peut lire, pour moi la salle n’a rien d’un “écrin”. Malgré la lumière, on se sent un peu oppressé entre ces tables assez resserrées, entre cette imposante verrière –très belle mais agressive, froide et angulaire– et son écho au sol. Sans surprise, j’apprendrai plus tard (en lisant cet article) que c’était l’oeuvre d’une architecte basée en Californie, Gulla Jonsdottir.

On nous apporte la carte. Contrairement à la salle, elle est immense –probablement imprimée sur du A2– mais reste dans le même ton : logo chargé et réitéré, papier de difféfents formats et matières, diverses déclinaisons de la typographie… L’identité visuelle est signée M/M –à chacun ses goûts.

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Le “Déjeuner” –entrée, plat, dessert à 80 euros– paraît parfait pour découvrir la Cuisine du Chef. “Le plus beau poisson de la pêche du jour” est un lieu jaune cuisiné au four ; “la pièce de viande” est, quant à elle, “traitée comme un Mijoté Moderne”. C’est donc le ris de veau que nous choisirons tous les deux : pour découvrir le résultat de cette fameuse technique imaginée par Piège, pour changer des produits de la mer, et aussi parce qu’après le céleri au parmesan, et avant la noisette en dessert, je projette plutôt de la viande. 

Une fois la commande passée, je décide d’aller me laver les mains alors que l’on est en train de nous servir de l’eau. A peine ai-je fait un pas que le commis s’arrête net et oppose un sévère “Madame ?”, auquel je suis bien obligée d’annoncer que je vais aux toilettes. J’aurais préféré le faire plus discrètement et sans avoir à donner d’explications, mais passons.

A mon retour à table, Monsieur –en tant que Mexicain– me demande où se situe le morceau de veau que nous avons choisi. En tant que carnivore modérée… je n’en ai aucune idée ! Mais qu’importe, nous sommes là pour découvrir, nous faire plaisir, élargir nos horizons.

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Le spectacle commence par une poétique explication, sagement récitée : “le Chef a souhaité réunir le pain et le beurre dans un feuilleté”, qui me séduit par sa forme en épi de blé et ses jolies pointes dorées. Je le trouve excessivement salé mais la texture, la densité et la cuisson de la pâte sont absolument parfaites. 

On nous propose ensuite de mini baguettes tradition ou de belles tranches de pain à la farine d’épeautre, dont la croûte et la mie sont à tomber. Ajoutez-y un peu de beurre demi-sel venu tout droit du Ponclet, dans le massif armoricain, et vous aurez la chance de savourer un plaisir réellement Authentique (oui, avec un grand A).

Une jeune femme vient poser, tout en délicatesse, une sorte de bento sphérique au centre de la table. Elle déballe alors ce reliquaire à gigogne –suivant une mise en scène précise, très calculée– pour dévoiler et annoncer les mises en bouche que nous allons déguster. 

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Sur un lit de graines de tournesol torréfiées, une crème au parmesan et lard de Colonnata, à la rhubarbe : l’association est aussi surprenante que réussie –j’adore. La suite a mis les yeux et les papilles de Monsieur en émoi. Entre de fines tuiles de pomme de terre, une délicieuse crème de haddock au citron vert ; au fond, dans un bol, les spectaculaires tendons de boeuf en chips, abritant une vivifiante gelée de cornichon, saupoudrés de moutarde séchée. Décidément, tout ceci est très prometteur…

Arrive ensuite l’entrée, une admirable composition florale dont l’aspect et les parfums nous charment aussitôt. Les fines –et si tendres– tranches de céleri-rave sont magnifiquement dressées en rose. A côté d’elle, deux beaux épis viennent rappeler que la flouve odorante a imprégné le tubercule lors de sa cuisson au four.

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Tel un jardinier attaché à ses pousses, celle qui doit être la chef de rang arrose délicatement cette fleur couleur ivoire de beurre battu et légèrement fumant. Celui-ci pénètre doucement entre les pétales, se mêle à la crème de parmesan, faisant éclore des goûts de truffe et de vanille. Riches et complexes, les différentes saveurs s’accordent de façon tellement harmonieuse qu’en résulte un bouquet empreint d’unité. Une assiette très “terre”, douce… chaleureuse.

Alors que nous sommes en pleine dégustation, on nous apporte un complément à boire en même temps ou après. Sous ce couvercle –qui fait également office de petite soucoupe pour une délicieuse et minuscule salade–, un bouillon infusé des peaux de céleri toastées. Sa belle couleur profonde révèle un liquide très goûtu, bien concentré et parfumé à la bergamote, parfaitement bien dosée. 

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Mais nous ne sommes pas arrivés au bout de nos surprises. Apothéose à la dernière gorgée, quand éclate une bulle d’agrume en gelée, fraîche et acidulée à souhait, créant un délicieux contraste, explosif et inattendu.

Toujours très présente, l’équipe en salle s’affaire suivant une chorégraphie savamment orchestrée –pour débarrasser la vaisselle, remplacer les couverts, re-remplir les verres après chaque gorgée d’eau, resservir du pain à Monsieur puis dresser la table pour la suite, qui ne tarde pas à arriver. 

Le plat et ses garnitures sont servis à six mains, et séparément –dommage, j’aurais aimé découvrir les accompagnements dressés à l’assiette. Dans une petite assiette, deux généreuses cuillerées de mousseline de noix et rattes ; dans une petite coupelle à côté, quelques belles morilles dans leur jus ; puis, devant nous, sous sa coiffe ajourée et sa feuille d’ail des ours, le ris de veau.

Blanchi, épluché, paré, coloré dans du beurre clarifié puis mijoté sur des coques de noix –qui ont peut-être également servi à confectionner la tuile alvéolée ?–, il est dressé sur une grande assiette zébrée de jus de cuisson et de jus perlé d’ail sauvage, puis saupoudré d’exquises et croustillantes miettes de pain caramélisées.

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Je prends plaisir à plonger ma fourchette dans sa chair moelleuse et fondante, je goûte pour la première fois à la saveur particulière de ce mets si prisé et me laisse séduire par cette agréable découverte. Je teste chaque élément séparément, puis procède à différentes associations… Alors que je partage mes impressions, je sens une certaine réserve de la part de Monsieur, qui me sourit et mange en silence. 

Le directeur de salle nous propose une seconde tournée de cette mousseline renversante. D’un léger hochement de tête, j’acquiesce ; le regard complice que nos échangeons m’indique que ce péché mignon est partagé

Une fois nos (six) assiettes terminées, Monsieur se penche quelques instants sur son smartphone. Je me dis qu’il est sollicité pour une urgence liée à son groupe, puis je lui pose la question. Il finit de lire quelque chose puis relève la tête avec une moue : “Je le savais ! C’est pas de la viande : c’est “un ABAT du veau formé par une GLANDE –le THYMUS– située à l’entrée de la poitrine, devant la trachée, et qui disparaît à l’âge adulte”… Je me disais bien que ça devait être de la cervelle ou des rognons ou un truc comme ça !”, concluant avec un frisson. 

Ah ? … Oui, bon, cela n’avait pas une texture de muscle en effet, mais j’ai bien aimé et cette précision anatomique ne m’inquiète pas plus que ça. Monsieur, qui pourtant mange les tripes, la langue et même les yeux de boeuf –en tacos, ¡con todo!– semble traumatisé. 

A la fois désolée et amusée, je suis suis soulagée lorsque son attention est détournée par l’imposante pièce que l’on vient déposer sur la table voisine. Chez Jean-François Piège, les fromages ne se présentent pas sur un vulgaire plateau mais sur un “Podium”, designé spécialement pour faire écho à la verrière qui l’illumine. De quoi vous laisser bouche bée. 

Photo de Philippe Vaurès Santamaria parue dans Yam, le magazine des chefs, #29 (janvier février 2016).

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Accompagnés de pâtes de fruits, de noisettes et d’herbes sauvages, agrémentés de poudre d’oignons et de moutarde, les produits proposés sont eux aussi –évidemment– exceptionnels. De vache, de chèvre et de brebis du sud, un panaché de fromages de tradition fermière et artisanale “affinés pour nous” par Xavier, célèbre MOF toulousain.

Mais revenons à la table 9, sur laquelle on vient placer deux pièces d’une immense beauté. Sur la nappe blanche, une assiette d’un bleu infiniment profond. Ses rayons mènent le regard hypnotisé vers le centre où se dresse, telle une perle dans un coquillage, un blanc-manger comme une île flottante

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Alors que j’admire la composition, que je savoure ce plaisir des yeux offert par cet entremets annoncé comme un “prédessert”, Monsieur lance un “Ooh…” émerveillé. Des blancs d’oeuf délicatement incisés s’écoule, tout doucement, une crème tiède regorgeant de graines de vanille, fleur noire prisée des Aztèques.

Que dire de cette grande expérience gustative ? Les blancs –pourquoi ne dit-on pas “montés en nuage” ?– sont d’une incroyable légèreté, ils fondent aussitôt entre la langue et le palais ; j’apprends enfin ce qu’est une crème anglaise –plus de retour en arrière– ; fin et délicat, le disque de caramel croustille juste ce qu’il faut avant de fondre et se répandre subtilement dans la bouche.

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Moi qui n’étais pas fan de l’île flottante, je suis littéralement subjuguée par ce dessert d’une grande finesse, à la fois majestueux et naturel, sophistiqué mais sans esbroufes.

Nous avons à peine le temps de nous en remettre que Piège prend le contre-pied en nous envoyant une assiette résolument baroque, complexe et multiple dans les températures, les textures, les formes et le dressage churrigueresque. 

Des noisettes telles que je n’en avais jamais mangées, des pépites de granola et de praline, des cubes de citron en gelée paradent autour d’un fil rebelle de crème couleur alezane. Dressée en spirale sur une meringue aérienne, accueillant en ses flancs de délicieuses tuiles en hélices, la crème glacée à base de lait d’amande est subtile et savoureuse, douce et peu sucrée. 

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En maître de la voltige, le Chef prend plusieurs directions sans jamais perdre l’équilibre ; les douces et gourmandes saveurs de caramel et fruits à coque sont balancées par la fraîcheur de la gelée d’agrume, à l’acidité parfaitement contrôlée. 

La dégustation se poursuit, les découvertes se multiplient. Sous cette belle sculpture, une surprenante et très agréable pâte à base de citron –zestes cristallisés ?–, à la texture proche de la crème de marrons. C’est grâce à elle que se maintient l'exquise meringue qui, comme un chapeau de champignon renversé, abrite en son sein macadamia, cubes de gelée –comme un trésor caché… 

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Monsieur et moi sommes réellement bluffés par ce sublime dessert de Pâtissier, avec un grand P.  Immanquablement, cette démonstration des nombreux talents du Chef Piège –et de sa brigade– force le respect. Comblée par cette idée de cadeau qui n’aurait pas pu être meilleure, je remercie mille fois Monsieur de m’avoir autant gâtée.

Arrive alors un grand coffret, magnifique interprétation du logo par un ébéniste, que l’on nous demande d’ouvrir. Je découvre alors que ce n’est pas une boîte à thé : on nous invite à en extraire une crème aux oeufs à la bergamote en guise de mignardise. Pour être tout à fait francs, elle nous a déçus, nous a paru sans intérêt ; d’ailleurs, nous n’avons pas retrouvé la bergamote, à notre avis complètement éclipsée par le goût des oeufs.

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Photo de Philippe Vaurès Santamaria parue dans Yam, le magazine des chefs, #29 (janvier février 2016).

La note finale ne nous aura pas transportés mais nous restons complètement séduits. Nous n’avons pas vu le temps passer, il est presque 14h, vite, nous devons retourner travailler. Nous quittons les lieux ravis, concluons cette belle parenthèse d’un baiser face à la Madeleine et retournons à nos bureaux respectifs des étoiles plein les yeux… 

Depuis, nous en reparlons volontiers, pour nous remémorer cette véritable Expérience et échanger nos impressions. Côté ambiance, nous avons regretté le manque de chaleur et de naturel car à l’exception du Directeur de salle, le personnel masculin nous a semblé tendu, grave. Loin de partager leur passion, c’est plutôt la pression, palpable, qu’ils transmettaient parfois. 

Mais les éloquentes Créations du Chef et admirables exécutions de son équipe nous ont tellement charmés qu’on en oublie peu à peu le service un peu trop guindé. Lorsque nous nous rappelons Le Grand Restaurant, ce sont surtout les mots “magistral”, “somptueux” qui reviennent sur nos lèvres. 

Car il n’y a qu’un grand Chef pour me faire apprécier les abats et me convertir à la crème anglaise. Et malgré le ris de veau, Monsieur partage complètement mon admiration et enthousiasme. Il a d’ailleurs vite surmonté l’épreuve puisque c’est avec le sourire qu’il conclut l’anecdote : “Il m’a Piégé, j’aurais dû prendre le poisson !”
C’est noté pour la prochaine fois… Et c’est moi qui invite ;)

Le Grand Restaurant
7 rue d’Aguesseau 
75008 Paris
Tél. 01.53.05.00.00
Ouvert du lundi au vendredi, midi et soir
http://www.jeanfrancoispiege-legrandrestaurant.com/


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