Hier matin, en allant au travail, j’aperçois sur le trottoir un ver de terre qui avait dû tomber d’un camion, d’une brouette, voire d’un bec d’oiseau, car il était à douze années-lombrics de toute surface adaptée à sa molle constitution. Prise d’une grande compassion pour le pauvre animal (dit la fille qui trimbale en même temps dans son sac sa lunch box du jour avec un filet de saumon à l’intérieur), je me baisse et le ramasse, avec dans l’idée de le déposer dans un potager urbain qui se trouve sur mon chemin, à quelques rues de là.
le potager
Mais alors que je m’approche dudit potager, télescopage temporel: le ver de terre se tortille dans ma paume, et en moins d’une seconde de ce chatouillis entre ligne de vie et ligne de chance, je perds vingt ans. Une vraie madeleine tactile, cette sensation si simple, mais si singulière, d’une torsion de ver de terre. Pour ceux qui, comme moi, haïssent profondément le jardinage, ça remonte à loin, l’époque où on entassait quatorze ou quinze de ces gluants petits tuyaux dans nos mains pour les sentir grouiller.Alors donc, devant les murs médiévaux de ma cité viking, à huit heures du matin, entre un pub et un restaurant indien, une tête visqueuse (ou une queue? sorry, ver de terre, je suis pas sûre, le prends pas mal) vient déloger du creux de ma main, qui les avait égoïstement emprisonnés, toute une innombrabilité d’après-midis passés, à genoux, à extirper des lombrics du sol entre oseille et groseilles.
pas évident-évident, t'admettras
Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive; récemment, un autre agent proustesque en mission transtemporelle m’est atterri entre les mains: une VHS. Evidemment, ce n’est pas comme si je n’avais pas vu de VHS depuis les années 90, mais je n’en avais pas touché depuis longtemps. Mes mains avaient eu largement le temps de remplacer par d’autres sensations habituelles, désormais plus utiles, le souvenir tactile de ce pavé, avec cette lourdeur et cette densité bizarrement réparties, cesorifices crantés, cette fine languette sur le côté.En reprenant par hasard une VHS en main, c’est comme si l’enregistrement d’origine remontait à la surface, se frayant un chemin entre d’autres sensations perdues - la petite roulette de l’iPod mini, la rondeur caoutchouteuse du Nokia 3410, la froideur glissante de l’iPod touch. Il ramène avec lui le déglutissement métallique du magnétoscope, l’odeur laiteuse d’un bol de Chocapic, et l’agacement d’avoir encore des exercices de géo à faire avant demain.
Puisque donc je suis en mode ‘vieux con’ aujourd’hui, je proclame qu’il faudrait un loto du toucher comme on a un loto des odeurs - on nous banderait les yeux et on nous mettrait dans la main une pile de Pogs, du Gak, une carte Orange, une pièce de deux francs, un mange-lacets (je parle évidemment ici au nom des bébés des années 90 - si tu me donnes un plumier, ça va pas fonctionner). Ou juste des choses qu’on n’a pas empoignées depuis très longtemps: une souris à Tipp-Exx, une Cracotte au chocolat, le fermoir d’une botte de ski, un cadran de cabine téléphonique, un petit parapluie à cocktail.
Evidemment, il faudrait que l’orchestrateur de ce loto tactile nostalgico-narcissique soit quelqu’un qui nous connaisse très bien, et qui ait de préférence grandi avec nous: soeur ou frère, cousin ou cousine, ami/e d’enfance.
Mais comme on aurait grandi, contrairement à cette batterie d’objets divers, j’ai peu d’espoir qu’on puisse réveiller de la même manière la vraie sensation de quand on se donnait la main tous les deux. C’est osseux, une main, ces jours-ci.