Un détail cependant qui m'interpelle, c'est le nombre de gens qui m'ont 'vendu' la saga en me disant 'Je n'ai jamais vu d'amitiés féminines aussi bien décrites en littérature'. C'est un argument que l'on retrouve d'ailleurs dans les nombreuses chroniques du livre que j'ai pu voir. Notamment, l'une des personnes qui me l'a recommandée a dit avoir trouvé extrêmement original le tout début du premier tome, où l'amitié entre les deux petites filles est longuement décrite, avec ses tourments et ses plaisirs.
Extrêmement original? En littérature générale, peut-être. En littérature jeunesse, pour enfants et pour ados, les amitiés féminines, ça fait un bail qu'on est sur le sujet.
Attention: je ne voudrais pas exagérer le phénomène; il est absolument évident qu'on n'a pas assez de personnages principaux féminins en littérature jeunesse (comme en générale); qu'on manque de portraits forts et nuancés de fillettes et de jeunes filles, et de leurs relations, notamment amicales; qu'on souffre d'une surabondance de personnages féminins caricaturaux, de jolies crétines et de moches mesdemoiselles-je-sais-tout, etc.
et d'une gigantesque quantité de livres où on a un seul personnage féminin intelligent, qui n'est donc amie qu'avec des garçons; puisqu'elle est intelligente, elle a le droit
oui oui, toi aussi, Pullman. J't'aime quand même, va.
Mais on a aussi depuis longtemps d'excellents livres qui dépeignent avec nuance et ambiguïté les relations amicales entre (très) jeunes filles. Il y a chez Ferrante des descriptions vraiment fortes et bien vues des amitiés-amoureuses, entre haine, jalousie, admiration et adoration - mais de nombreux/ses auteur/es jeunesse ont aussi beaucoup montré à quel point ces amitiés féminines, en particulier chez les jeunes filles, pouvaient être complexes, destructrices, extatiques et dévorantes.
Le personnage de Lila m'en a rappelé beaucoup d'autres - pas en 'littérature générale' (alias, en littérature vieillesse) - mais en littérature jeunesse. Ce n'est pas pour dénigrer Ferrante que je dis cela, évidemment, et je ne suis pas du tout en train de dire que la saga napolitaine est une saga 'pour enfants' (ou ados). Mais pour ce qui est de la description de l'amitié, elle rejoint en bien des endroits une réflexion qui existe déjà en LJ.
Ce n'est sans doute pas une coïncidence quand on considère qu'une majorité d'auteurs jeunesse sont des auteures (non pas qu'on ne puisse pas écrire des amitiés féminines en étant un homme), et que nombre d'auteur/es jeunesse sont en contact quasi-quotidien avec ces jeunes amitiés, à travers enseignement, messages de jeunes lectrices, et rencontres scolaires.
Je citerai quelques exemples qui me sont venus à l'esprit en lisant Elena Ferrante; donc une liste totalement personnelle de livres jeunesse qui selon moi proposent des représentations d'amitiés féminines, soit entre toutes petites filles, soit entre plus jeunes filles, équivalentes en intérêt et en nuance:
Mon amitié avec Tulipe, d'Anne Fine, un roman cultissime sur une amie... prodigieuse, en cela qu'elle est hypnotisante, capricieuse, imprévisible, dévastatrice. Le roman va extrêmement loin dans sa représentation de l'amitié entre jeunes filles, ses aspects érotiques, sournois et brutaux. Avec en sous-texte l'importance de la réputation, pas seulement au sens simple du gossip qu'on attribue si souvent à tort aux jeunes filles comme étant l'essence de leurs vies (!), mais au sens plus large de ce qui nous suit dans notre existence, s'accroche à nous, parfois injustement, et se retrouve dans le regard des autres. On pourrait citer tout Jacqueline Wilson, mais Une amie d'enfer m'a toujours frappée comme étant l'un de ses textes les plus intéressants dans sa représentation d'amitiés entre filles. Au départ, c'est une histoire toute simple d'opposés qui s'attirent: la jolie rebelle, kleptomane et instable Tanya, et la chouchoute des profs mal dans sa peau Mandy. Mais il y a beaucoup de choses qui compliquent et nuancent cette relation, dont l'influence du traumatisme subi par Tanya, des sentiments d'abandon et de jalousie qui passent fluidement de l'une à l'autre alors que tour à tour elles s'envient mutuellement, se punissent l'une l'autre, se réconcilient, etc.
Je ne sais pas combien de fois j'ai parlé sur ce blog de Quatre filles et quatre garçons, de Florence Hinckel, mais il bien faut en reparler! Alors que les deux livres ci-dessus se focalisent (comme ceux d'Elena Ferrante d'ailleurs) sur un seul 'couple amical', quatre filles et quatre garçons, ça fait un bon tas de combinaisons possibles... et dont de très nombreuses sont réalisées. C'est vraiment un roman exceptionnel dans ce qu'il représente, avec énormément de générosité et de nuance, des mille et une manières dont les adolescents peuvent 'être ensemble' à quinze ans.
Avec Dysfonctionnelle, d'Axl Cendres, on a une amitié-amoureuse qui évolue, s'adapte, se modifie, se complexifie, et qui doit se heurter - comme d'ailleurs dans la saga napolitaine - à des différences sociales particulièrement bien observées et dont les frustrations et les difficultés sont magistralement représentées.
J'ai aussi pensé à Tête de melon, un roman de Mary Downing Hahn que j'ai relu mille fois étant petite, qui m'a tout l'air d'être épuisé maintenant - mais qui décrivait aussi avec énormément de pertinence les relations entre une jeune fille 'cassée' par une mère déserteuse, et une autre venue d'une famille très chrétienne.
Avec ce livre comme avec certains de ceux du dessus, c'est important d'insister sur le fait que ce sont des romans presque entièrement psychologiques; 'il ne se passe rien de spécial' à part l'amitié entre ces deux filles, et on a donc énormément de place pour la raconter et y réfléchir - c'est l'objet central du livre.
Je trouve cela intéressant de constater à quel point ces livres jeunesse ne font pas que représenter ces amitiés, ils y pensent, ils théorisent l'amitié; les personnages féminins sont très souvent dans l'introspection et l'analyse. On peut d'ailleurs leur reprocher cette psychologisation et ce manque d'action, qui peut donner l'impression que les personnages féminins n'existent que par leurs états d'âme et leur langage. Mais ces récits, si l'on s'intéresse à leur portée éducative, fournissent des clefs extrêmement précieuses aux jeunes filles qui sont en train d'apprendre à naviguer ces relations complexes dans la réalité. Et si l'on s'intéresse à leurs aspects esthétiques, ils encodent de manière souvent belle et subtile des faits psychologiques complexes.
Il ne faudrait pas non plus oublier les classiques, comme Les Quatre Filles du Docteur March (d'ailleurs abondamment cité chez Ferrante), Claudine à l'Ecole/ Claudine à Paris, voire même Les petites filles modèles, qui pour son époque est remarquablement lucide sur les relations entre fillettes. J'ai aussi exclu les récits de relations sororales en littérature jeunesse: Apple and Rain ou One de Sarah Crossan, A nous deux de Jaqueline Wilson (encore), Deux pour une d'Erich Kastner, je suis sûre que j'en oublie des tas d'importants. Je n'ai pas non plus inclus, mais j'aurais pu, le Journal de Georgia Nicholson de Louise Rennison, et les très nombreuses variations plus 'girly' ou humoristiques sur le thème de l'amitié entre filles - du Club des baby-sitters à Quatre filles et un jean - qui, si on prend la peine de s'y pencher, ne se résument pas à l'échange de conseils maquillage.
Je soupçonne également qu'il doit exister en littérature 'vieillesse' de très nombreux autres portraits d'amitiés féminines extrêmement intéressants - mais je me demande s'ils ne seraient pas en littérature de genre - romans historiques et romances, en particulier? ce ne sont pas des genres que je lis souvent, mais je serais curieuse de savoir si les lecteurs/trices de Ferrante qui sont aussi des consommateurs/trices de littérature de genre ont trouvé que Lila et Lenù leurs rappelaient d'autres héroïnes.
Encore une fois, le but de cet article n'est pas du tout de minimiser la qualité des deux premiers livres de la saga de Ferrante, mais simplement de faire remarquer que certaines relations, personnages ou intrigues qui nous semblent invisibles en litté générale ont parfois été développées depuis longtemps dans d'autres littératures. Personnellement, j'ai des souvenirs très forts à la fois de mes amitiés féminines enfantines et adolescentes, et des très nombreuses lectures enfant/ado sur le sujet qui ont accompagné mon expérience de ces relations si particulières.