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Des reflets incertains

Publié le 24 septembre 2016 par Albrecht

Ce court article regroupe quelques tableaux où le miroir produit un effet d’incertitude : soit suite à des maladresses de l’artiste face à une construction qui le dépasse, soit parce qu’il utilise délibérément le miroir pour semer le trouble.


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Modèle dans l’atelier
Cercle de Eckersberg, vers 1840, collection privée

La préparation d’un tableau

A droite, tout semble prêt pour se mettre au travail  : la grande toile blanche, la palette et l’appuie-main.  Le couvercle et un tiroir du nécessaire à peinture sont ouverts. Le peintre a posé son chapeau sur un tabouret.

A gauche, une esquisse est posée contre la cheminée : elle montre la jeune femme dans la même pose, mais habillée, tenant sa robe de la main gauche.  On comprend alors que le linge que le modèle tient en l’air de manière peu naturelle est là pour simuler la robe absente.

Probablement, le peintre ne fait prendre la pose que pour  le visage, les mains et les grandes lignes du corps : il utilisera ensuite un mannequin habillé pour peindre les détails du vêtement  (voir Le Mannequin du Peintre).

Le sujet s’avère plus subtil que prévu :  le peintre n’est pas en train de commencer le grand tableau (le tabouret le gênerait) :  il vient juste de terminer le premier jet, a posé sa palette sur le meuble, et pris du recul pour comparer l’esquisse et le modèle.

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Ce pourquoi le point de fuite se situe en hors champ à gauche.

Le miroir

Le reflet du verso de la jeune femme est exact (sauf le pied gauche et le bas du linge) : son point de fuite se situe sur la ligne d’horizon. La psyché n’a pas d’utilité directe, mais sa position entre le modèle et la toile  lui confère la valeur symbolique d’un objet de transition  :

la jeune femme va être projetée sur le tableau à peindre avec l’exactitude du miroir.

La préparation d’autre chose

Cette interprétation bienséante se double bien sûr d’une autre lecture : dans la moitié gauche, entre le modèle et l’esquisse se trouve un autre instrument de transition : on peut tout aussi bien comprendre que,

pour projeter le modèle dans l’esquisse, il a fallu passer par le lit.

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Parce que tous les deux sont des instruments permettant de connaître le modèle à fond et sous tous ses angles,   le lit et le miroir sont les conditions d’obtention, d’une part d’une esquisse inspirée, d’autre part  d’un tableau parfait.


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Réflexion dans le miroir
G.Soroka,  vers 1850, Russian Museum, Saint Petersbourg

Le reflet nous révèle ce qui se passe dans une seconde  pièce en arrière  : la maîtresse de maison s’est arrêtée dans son ouvrage pour discuter avec la femme en robe blanche. A première vue, le tableau semble avoir pour but d’illustrer  la métaphore entre miroir et porte : les deux ont des cadres identiques, qui facilitent l’équivoque.

A seconde vue,  nous nous rendons compte que la boîte à ouvrage posée sur la table du fond est très semblable à celle du premier plan, posée sur une commode devant le miroir, avec son linge blanc piqué par une épingle, le fil les ciseaux et la boîte à aiguilles. La réflexion devant le tableau nous dit qu’il y a forcément deux boîtes, la réflexion dans le miroir nous suggère qu’il pourrait bien n’y en avoir qu’une.


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De plus, pour rendre toute analyse impossible, il se révèle que la perspective est fausse  :

  • le point de fuite de la chambre du fond se situe très haut, sur la gauche (lignes jaunes)  : le peintre est donc monté sur une échelle ;
  • le point de fuite du premier plan est impossible à déterminer (lignes rouges ) : tout juste peut-on dire qu’il se situe vers le haut et vers la droite.

Les deux points de vue ne peuvent pas concorder :  il faudrait pour cela que le miroir soit beaucoup plus de biais par rapport à la porte que ce que suggèrent les lignes bleues.


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Homme courtisant deux jumelles
Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post, 4 mai 1929

Ici tout le monde est embarrassé : le jeune homme parce qu’il est incapable de reconnaître l’élue de son coeur, la soeur de gauche parce qu’il s’apprête à lui tendre le bouquet et qu’elle sait qu’il se trompe, la soeur de droite parce qu’il n’a pas compris le signe de son mouchoir.

Le triple miroir sert à  corroborer cette lecture : les deux parties qui font couple sont celles de gauche et de droite, celle du centre étant à part.

Le miroir introduit aussi, par la bande, le thème du double :

comme si le reflet importun était sorti du cadre, pour descendre s’asseoir entre les amoureux.


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