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Cinq allégories

Publié le 06 mai 2018 par Albrecht

A l’Accademia de Venise sont conservés quatre petits panneaux allégoriques de Bellini, plus un cinquième qui leur a longtemps été associé.

Bref panorama de ce casse-tête, l’un des plus célèbres de l’Histoire de l’Art.


Le cinquième panneau

Giovanni_Bellini_-_La_Virtu
Allégorie de la Fortune, Andrea Vitali, vers 1490, Musée de l’Accademia, Venise

Faisonz tout de suite un sort au cinqiuème panneau. Plus petit que les quatre autres (27 × 19 cm au lieu de 34 x 22 cm), il est maintenant généralement attribué à Andrea Vitali.

L’interprétation la plus précise et la plus convaincante est celle de Howard Oakley [1] :

  • le bandeau représente la caractéristique saillante de la Fortune, son aveuglement dans la distribution du bonheur et du malheur;
  • le mauvais sort est habituellement associé à une queue de paon, à des ailes et à des pattes de lion;
  • les deux cruches représentent la bonne et la mauvaise fortune;
  • les cheveux longs et abondants à l’avant de la tête, et peu à l’arrière, symbolisent le Kairos, le moment d’opportunité, que l’on peut saisir par les cheveux lorsqu’il s’approche, mais qu’on ne peut plus une fois passé.

On pense que les quatre panneaux de Bellini étaient intégrés dans un « restello », précieux présentoir vénitien en bois de noisetier organisé autour d’un miroir circulaire.

Le panneau au miroir

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia
 Allégorie au miroir
Bellini , vers 1494, Accademia, Venise

Suivant les époques et les artistes, le miroir peut être l’attribut de la Sagesse, de la Prudence, de la Vérité ou de la Vanité : les quatre interprétations ont été proposées ici.

Il est bien possible que Bellini ait volontairement superposé plusieurs interprétations, comme le pressent G.Hartlaub :

« Sous le miroir circulaire, le peintre a placé la « Vanitas », déesse de l’orgueil sur son piédestal, qui regarde dans son miroir la figure fantomatique de l’Avenir, de la Fugacité, et par là a aussi à voir avec la Prudence et la Vérité ». G.Hartlaub [2]

Bellini Allegories reconstitution 1906 Gutstav Ludwig dans Hartlaub
Restello de Bellini, reconstitution de Gutstav Ludwig, 1906, reproduite dans [2]

Harlaub se réfère ici à la reconstitution aujourd’hui bien oubliée de G.Ludwig, qui intégrait le cinquième panneau et postulait même l’existence d’un sixième, dont on n’a aucune trace.

L’idée des Trois Temps

Allegorie de La Prudence Ecole de Michel-Ange
Allégorie de La Prudence, Ecole de Michel-Ange, reproduite dans [2]

Hartlaub rapproche les trois « putti » aux pieds de la femme au miroir avec ce dessin où ils symbolisent clairement les trois faces du Temps, telles qu’on les pense depuis au moins le Livre de la Sagesse [3] : le Présent, au pied de la femme, essaie d’enlever le masque de l’Avenir, tandis que la Passé se dissimule derrière-elle.

Une allégorie de la Fugacité

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia Trois temps
En retournant de gauche à droite le panneau de Bellini, la ressemblance saute aux yeux, d’autant plus que le décor et les gestes des putti renforcent la symbolique (SCOOP !) :

  • la fenêtre du Passé est en hors champ, et son putto joue du tambour en arrière-garde, en contrebas du piédestal ;
  • la fenêtre du Présent est ouverte, et son putto, nu comme la Femme et monté sur le piédestal, la désigne de sa trompette levée (dont il a déjà fini de jouer) ;
  • la porte de l’Avenir est invisible et son putto se prépare à descendre du piédestal, sa trompette encore baissée.

Si l’on résume le message de ce cortège immobile :

  • du Passé il ne reste que les échos ;
  • l’instant présent est déjà sonné ;
  • le Futur n’a pas encore sonné, et avance sans se retourner.


Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail bucrane
Le passage du temps se voit encore dans le détail du bucrane qui décore le piédestal, référence aux sacrifices qui ont eu lieu sur cet autel, et dont la Beauté nue sera la prochaine victime.

Une allégorie de la Vanité ?

Hans Burgkmair Allegorie de la Vanite
Hans Burgkmair Allégorie de la Vanité, reproduite dans [2]

Les putti, qui semblent exténués de jouer sans relâche du tambour et de la trompette, font partie du vocabulaire de la Vanité : on les voit ici sur la corniche, plus un sonneur de trompe au milieu du bas-relief.


Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia perspective
Juchée sur son piédestal, la femme surplombe nettement le niveau du point de fuite,

Une allégorie de la Vérité ?

Néanmoins, la Vanité est le plus souvent symbolisée par une femme richement vêtue, tandis que la Vérité se montre dépourvue d’artifices.

Le mur de brique sans crépi, au milieu des ornements de marbre, milite dans le même sens.

Un double sens

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail piedestal

A gauche du piédestal, le sol blanc peut être facilement vu comme le dessus d’une moulure ; à droite, la bande de marbre rose peut être vue comme perpendiculaire au mur du fond, alors qu’elle en fait partie. Ces reliefs à double lecture peuvent être fortuits.


Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail visage
En revanche, le visage fantomatique qui apparaît dans le miroir, situé nettement au dessus du point de fuite, ne peut pas être celui du peintre, ni du spectateur : situé « au delà du futur », c’est celui de quelqu’un qui échappe à la fois au Temps et à l’Espace.

Ce que la Femme nous montre du doigt, c’est peut être bien le Diable (si elle est Vanité) ; ou bien notre Ame (si elle est Vérité).

Cette impossibilité soigneusement construite de conclure nous amène à une proposition nouvelle de ce que Bellini a voulu représenter : la Vaine Vérité, ou encore la Vanité du Vrai .

Intégré dans le restello à côté du miroir réel, le miroir factice nous prémunit contre l’orgueil de prétendre atteindre à la Vérité par cet instrument.


Bellini Allegoria ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia tableau
Résumé des interprétations : la Sagesse n’est corroborée par rien, la Prudence est peu probable pusique la femme ne regarde pas dans le miroir, la Vérité et la Vanité font jeu égal, militant pour une superposition des deux.

Reste à voir si cette interprétation cadre avec celle des trois autres panneaux .


La reconstruction d’Edgar Wind

Bellini Allegories reconstitution 1948 Edgard Wind
1948, reproduite dans [4]

Tout en conservant le cinquième panneau, Wind aboutit a un placement trsè symétrique des quatre autre panneaux :

  • les deux de gauche correspondent à une bonne fortune pour la Femme en haut (la satisfaction de l’amour) et pour l’Homme en bas (la compagne de la Vertu) ;
  • les deux de droite à un destin contraire pour l’Homme (la vaine gloire) et pour la Femme (l’esclavage de la déprime)
    Pour les détails de cette interprétation discutable, voir [4].

La reconstruction de Rona Goffen

Bellini Allegories reconstitution 1989 Rona Goffen
1989, reproduite dans [4]

L’ordre des panneaux est le même, mais avec des interprétations moins symétriques.

La reconstruction de Michael J.Hurst

Bellini Allegories reconstitution 2009 Michael J.Hurst
2009 [D]

Toujours avec le même ordonnancement des panneaux, une magnifique reconstruction de Michael J.Hurst , qui ne livre malheureusement pas sa conclusion personnelle.

Des symétries certaines

440px-Giovanni_bellini,_quattro_allegorie,_incostanza Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia

Giovanni_bellini,_quattro_allegorie,_perseveranza 770px-Accademia_-_Giovanni_Bellini_e_Andrea_Previtali_-_Quattro_allegorie_-_menzogna

Les nombreuses symétries rendent le placement des panneaux pratiquement définitif.

Horizontalement :

  • les deux du haut ont pour personnage principal une femme tenant de la main droite un objet circulaire : sphère bleue (cosmos ?), miroir ;
  • les deux du bas ont pour personnage principal un homme tenant de la main droite un objet offensif (lance, bâton) et de la gauche un objet de protection (bouclier, coquille) :

Verticalement :

  • les deux de gauche montrent un véhicule (barque, char) avançant de gauche à droite ;
  • les deux de droite montrent un décor statique (piédestal, escalier) et sont orientés dans l’autre sens ; de plus, ils comportent deux éléments individualisés : le visage dans le miroir (autoportrait ?) et la signature de Bellini.


Bellini Allegories ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia schema 1
Ce schéma synthétise ces symétries, dont certaines sont peut être purement graphiques et n’ajoutent rien à l’interprétation.


Bellini Allegories ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia schema 2
Les panneaux ont tous reçu une interprétation négative (en rouge) ou positive (en vert). Mon interprétation personnelle qui vaut ce qu’elle vaut, en blanc, tient compte des symétries de l’ensemble :

  • l’Heureuse Sagesse : celle qui connaît la nature des choses (le cosmos) conduit ses enfants à bon port (la forteresse) ;
  • la Vaine Vérité : celle qui se glorifie de montrer la Vérité et de connaître l’Avenir nous ment ;
  • la Vertu récompensée : celui qui persévère sur son chemin finit par être rattrapé par le succès (Bacchus sur son char, lui offrant une coupe de fruits) ;
  • la Fausseté punie : celui qui exagère (taille du coquillage) ou qui ment (mer qu’on croit y entendre) s’éloigne de la Cité et est puni par où il a péché (langue mordue par un serpent).


Références :  [1] https://eclecticlight.co/2016/02/22/the-story-in-paintings-allegory-symbol-and-realism/

[2] Hartlaub, Gustav Friedrich « Zauber des Spiegels: Geschichte und Bedeutung des Spiegels in der Kunst », München, 1951, p 49 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/hartlaub1951
[3] « C’est lui qui m’a donné la véritable science des êtres, pour me faire connaître la structure de l’univers, et les propriétés des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, les retours périodiques du soleil, les vicissitudes des temps. » Sagesse, VII, 17-18
[4] La meilleure discussion sur les différentes reconstuctions est celle de Michael J.Hurst,

http://pre-gebelin.blogspot.fr/2009/04/bellinis-allegories-1-of-3.html

http://pre-gebelin.blogspot.fr/2009/05/bellinis-allegories-2-of-3.html


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