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La pierre devant le tombeau

Publié le 14 juin 2018 par Albrecht

On n’a pratiquement jamais représenté comme ronde la pierre qui, d’après les Evangiles, avait été roulée pour fermer le tombeau de Jésus. Difficulté de dessin, préférence occidentale pour le carré, obscure réticence théologique ? Le point sur la question, en suivant l’ouvrage de référence de G.Millet  ([1], p 517 à 540 )

Malgré la clarté des textes, la pierre roulée est pratiquement absente dans l’iconographie, à la suite d’une évolution assez complexe. Les trois Evangiles qui racontent l’épisode diffèrent légèrement :

« Après le sabbat, à l’aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie allèrent voir le sépulcre..Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus.«  Mathieu 28,1-2

« Ayant acheté un linceul, il (Joseph d’Arimathie) le descendit, l’enveloppa dans le linceul, le déposa dans un sépulcre qui avait été taillé dans le roc, et il roula une pierre à l’entrée du sépulcre ». Marc 15,46

« Elles (Marie la Magdaléenne, Marie, mère de Jacques, et Salomé) se disaient entre elles :  » Qui nous roulera la pierre de l’entrée du sépulcre?  » Elles regardèrent et observèrent que la pierre avait été roulée de côté; or elle était fort grande. Entrant dans le sépulcre, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. » Marc 16,3-5

« Le premier jour de la semaine, elles (les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus) se rendirent au sépulcre de grand matin, portant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le sépulcre;  et, étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus.  Comme elles ne savaient que penser de cela, voici, deux hommes leur apparurent, en habits resplendissants » Luc 24, 1-4

Les théologiens byzantins ont essayé de concilier les trois textes en imaginant soit qu’il y avait eu deux visites (les Maries étant revenues ensuite accompagnées de Salomé), soit deux groupes (deux Maries, puis les autres) ([1], p 538).

Ces discordances entre les textes expliquent pour partie les flottements dans l’iconographie : certains artistes ont  amalgamé les trois formules, rajoutant souvent une troisième « myrophore » (porteuse de myrrhe), voire plus (puisque Luc ne précise pas le nombre), tout en situant la scène à l’extérieur. De manière générale, l’Orient suivra plutôt Mathieu (deux femmes, ange assis sur la pierre roulée à l’extérieur) et l’Occident plutôt Marc et Luc (trois femmes ou plus, un ou deux anges à l’intérieur assis sur un sarcophage), mais cette dernière iconographie n’apparaîtra que bien plus tard.

Les anciens types

Au départ, les plus anciennes figurations suivent Mathieu et sont de trois types :

Ivoire de Munich (Reidersche Tafel ) vers 400 Bayerisches Nationalmuseum MunchenIvoire de Munich (Reidersche Tafel ), vers 400, Bayerisches Nationalmuseum, Munich   800px-Ravenna,_sant'apollinare_nuovo,_int.,_storie_cristologiche,_epoca_di_teodorico_13_marie_al_sepolcro

6ème siècle, Sant’Apollinare nuovo,Ravenna,

Le type hellénistique, le plus ancien, montre une scène idéalisée : l’Ange assis à gauche fait pendant à deux ou trois Saintes femmes autour d’une architecture de fantaisie.

Type syriaque Tetraevangile du Bristish Museum XIIeme G. Millet. Recherches sur l'iconographie de l'Evangile fig 564Tétraevangile du Bristish Museum, XIIeme siècle, [1] fig 564 Type Byzantin Manuscrit Copte 13 G. Millet. Recherches sur l'iconographie de l'Evangile fig 565 Manuscrit Copte 13, [1] fig 565

Le type syriaque, à gauche,  montre une sorte de rite, autour d’un monument qui figure ici le Saint Sépulcre recouvert de marbre (tel qu’il apparaissait alors aux pèlerins dans l’église de Constantin de Jérusalem).

Le type byzantin, à droite, le plus fidèle au texte, montre une grotte dans le rocher (contenant le linceul vide) et l’Ange assis sur la Pierre roulée.

La question des reliques

Une complication s’introduit du fait que la relique vénérée à Jérusalem semble avoir été composée de deux éléments : une plaque de pierre rectangulaire  formant porte, devant laquelle était placée la pierre roulée, pour la bloquer. Or vers le VIIIème siècle, cette dernière est partagée en deux morceaux réutilisés comme autels, l’un cubique revêtu de bronze et l’autre de tissu. Du coup la forme ronde de la pierre perd de son importance.

Reliquaire cruciforme Pascal I 7eme siecle Tresor du Sancta Sanctorum
Reliquaire cruciforme de Pascal I, 7eme siècle, Trésor du Sancta Sanctorum (dessus de la branche horizontale)

L’Ange est ici assis,à la manière hellénistique, sur la plaque rectangulaire, elle même posée sur la pierre.


De nouvelles formules en Occident

Evangiles dits de Metz Lat 9390 Detail

Evangiles dits de Metz, Lat 9390
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Ange assis sur la plaque de la porte, ajout d’un sarcophage ouvert à l’intérieur

Tandis que l’Orient choisit de représenter la pierre (non plus ronde, mais sous forme d’un rocher ou d’une pierre de taille), l’Occident préfère la plaque rectangulaire, puis rajoute à l’intérieur du tombeau un banc funéraire, ou un sarcophage (dont le couvercle va quelque fois être confondu avec la plaque elle même).

Influence des nouvelles formules sur l’Orient

« Le banc funéraire devient un sarcophage, l’ange, d’abord assis sur la pierre roulée, plaque ou pierre de taille, prend place ensuite sur le banc ou le sarcophage, le plus souvent par dessus le couvercle déjeté. Or lorsque l’Orient, à partir du XIVème siècle, représente le sarcophage…, il laisse l’ange sur la pierre roulée ou sur le couvercle, à côté Il ne peut souffrir de voir, même un immatériel, assis sans respect à la place que le corps divin a sanctifié. ».[1] p 530

Konigsfelden Diptychon BerneKonigsfelden Diptychon, Musée d’Histoire, Berne Steatite du VaticanStéatite du Vatican [2]

Ces deux exemples du XIIIème siècle marquent l’arrivée, dans une iconographie typiquement byzantine (grotte, ange assis à la mode hellénistique sur une pierre ou sur un monticule arrondi) de deux motifs occidentaux : la troisième femme et le sarcophage.

l'apparition de l'ange aux Myrrophores devant le tombeau du Christ 1420 ecole de Roublev Cathedrale de la Trinite Serguiev PossadL’apparition de l’ange aux Myrophores devant le tombeau du Christ, école de Roublev, 1420, Cathédrale de la Trinité, Serguiev Possad Myrrophores XVieme Musee d'histoire, d'architecture et d'art Vladimir-SuzdalMyrophores, XVieme Musée d’histoire, d’architecture et d’art de Vladimir-Suzdal

A la fin de cette longue évolution, la pierre ronde finit par réapparaître en Russie dans les icônes des Myrophores, qui juxtaposent de manière totalement a-réaliste un sarcophage, une grotte, et une pierre roulante qui ne peut fermer ni l’un ni l’autre.

[1] G. Millet. Recherches sur l’iconographie de l’Evangile aux XIVe, XVe et XVIe siècles d’après les monuments de Mistra, de la Macédoine et du mont Athos. Paris, Fontemoing et Cie (E. de Boccard, successeur), 1916. p 580 https://archive.org/details/recherchessurlic001880mbp [2] A Steatite Plaque in the Museo Sacro of the Vatican Library, Albert S. Roe The Art Bulletin Vol. 23, No. 3 (Sep., 1941), pp. 213-220 http://www.jstor.org/stable/3046771

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