Rohena Gera, 2018 (Inde)
Sélectionné à Cannes dans le cadre de la semaine de la critique, Monsieur est la première fiction de la réalisatrice Rohena Gera (on lui doit un documentaire sorti en 2013), mais cette production franco-indienne demeure cependant bien loin des clichés habituels de Bollywood ; rassurez-vous, ici point de comédie musicale et encore moins de romance à l'eau de rose dans un décor de carton-pâte, mais une histoire d'amour à la fois délicate et finement évoquée dans une Inde où la modernité côtoie l'extrême pauvreté au quotidien.
Venue d'un village reculé d'Inde, la jeune Ratna est devenue domestique à la suite du décès prématuré de son mari. Désormais condamnée à assumer jusqu'au terme de sa vie sa condition de veuve, la jeune femme n'a d'autre choix que de partir travailler dans une grande cité pour subvenir à ses besoins, sous peine de devoir retourner dans son village auprès de sa belle-famille. C'est à Bombay, la grande métropole indienne, qu'elle espère désormais donner une nouvelle direction à sa vie en devenant couturière (styliste de mode plus précisément). Mais en attendant de réaliser ce projet, elle doit assurer ses fonctions de domestique auprès de son jeune maître, Ashwin, fils d'une riche famille d'entrepreneurs. Ce dernier était d'ailleurs sur le point d'épouser une jolie jeune femme de sa caste, avant que le mariage ne soit annulé à la dernière minute. Dans ces conditions, la position de Ratna devient délicate car rester au service d'Ashwin, désormais redevenu célibataire, risque d'encourager la suspicion et le qu'en dira-t-on. Mais le jeune-homme, qui a vécu une partie de sa vie à New York, refuse de se plier aux vieilles règles de la bienséance liées à sa condition, qu'il considère comme terriblement dépassées, voire totalement désuètes. Ashwin apprécie la compagnie de Ratna, à qui il accorde de plus en plus de considération et de place dans sa vie. Il se montre à la fois bienveillant et soucieux de son bien-être. Et ce qui devait arriver arriva, lentement mais sûrement le fossé considérable qui séparait les deux jeunes-gens, ce gouffre social infranchissable, se comble et l'amour remplit progressivement les espaces laissés vacants... Hélas, la société indienne a tôt fait de se rappeler à leur bon souvenir. Dans un système où les castes ont encore une importance considérable, entretenir une relation (officielle ou officieuse) avec une domestique n'est socialement pas envisageable, pire, si cet amour venait à être découvert, c'est la vie même de Ratna qui serait menacée.
Loin des clichés habituels du cinéma indien, immanquablement associé à la patte bollywoodienne, Monsieur propose une approche plus intimiste, à la fois sobre et dépouillée de tout artifice de narration ou de réalisation. Rohena Gera s'attache à l'essentiel, concentrée sur son sujet (la naissance d'une relation amoureuse entre deux individus issus de deux milieux radicalement opposés) sans jamais en perdre le fil directeur. Pourtant, apparaît en creux le portrait d'une société en pleine mutation, engoncée dans un système de castes désormais complètement archaïque, alors même que l'Inde tente de se faire une place parmi les Grands de ce monde. Cette dichotomie est parfaitement retranscrite à l'écran, la caméra évoluant dans une cité grouillante de vie où les buildings ultra-modernes surplombent des quartiers crasseux et des bazars colorés, où les puissants organisent de fastes réceptions pendant que les domestiques mangent à même le sol en cuisine. Mais rien de tout cela n'est complaisant ou exotique, le regard de la réalisatrice indienne se veut à la fois curieux et intimiste, suivant ses personnages au plus près, nous permettant de découvrir Bombay à hauteur d'homme. Mais si le film illustre parfaitement les défis sociétaux que l'Inde se doit de relever, il reste avant tout et surtout une très belle histoire d'amour, sobre, élégante, mais dépouillée de tout pathos inutile. Un film fort et tout en délicatesse dont chaque scène sonne incroyablement juste.