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Douleur et gloire

Par Kinopitheque12

Pedro Almodóvar, 2019 (Espagne)

Douleur et gloire

Après un générique aux couleurs vives, des peintures en train de se mêler lentement dans une chimie lénifiante, le premier plan rappe notre regard sur une surface sombre pleine d'aspérités. On imagine la peau d'un reptile géant ou la paroi d'une architecture indiscernable avant que la caméra ne glisse vers le bassin dans lequel baigne Salvador Mallo (Antonio Banderas vieilli et d'une retenue particulièrement touchante). Le réalisateur entièrement sous l'eau flotte dans la piscine, ses bras au-dessus des épaules, ses cheveux, sa pilosité comme des buissons de corail noir, dans une immobilité trompeuse. Il a les yeux fermés. On dirait un corps de laboratoire plongé dans du formol. Un autre plan le long du sillon qui lui a ravagé la colonne vertébrale prolonge cette impression de curiosité animale exposée aux yeux du spectateur. Corps minéral en devenir, Salvador n'a plus toute sa santé, loin de là, son corps bloqué, abîmé, voire calcifié, lui cause des souffrances aussi mélangées que les couleurs du générique de début. Mais Salvador n'a pas non plus rendu son dernier souffle. Le corps n'est pas cadavre. Il flotte et peut-être ce bain de liquide amniotique, à l'opposé de ce qui nous passait d'abord par la tête, le berce et le protège jusqu'à sa prochaine (re-) naissance.

Dans Douleur et gloire, avec les couleurs, le réalisateur de Volver (2006) entremêle aussi les temps. Dès la première scène de la piscine par exemple, la longue cicatrice devient une ligne temporelle que le cinéaste remonte comme un cours d'eau. Salvador s'abandonne dans l'eau et un raccord nous ramène au temps de l'enfance. Alors garçonnet, Salvador joue au bord de la rivière. A ses côtés, sa mère (Penélope Cruz) et d'autres femmes lavent le linge, discutent et chantent. Tous, l'enfant et les femmes, sont dans la lumière d'un beau souvenir (au milieu des années 1960), probablement le plus heureux. Aujourd'hui Salvador est seul, diminué et hanté par l'image de sa mère dont il n'a pas encore fait le deuil. Il a du temps à lui alors le passé en profite, resurgit et le fige un peu plus. En fait, Pedro Almodóvar trouve un double en Salvador Mallo (même silhouette, même inclinaisons, même appartement reconstitué au livre près en studio). Il construit le personnage avec des bouts de sa personne passée et s'imagine peut-être très bientôt comme son personnage. Passé, présent, futur (ou du moins une projection possible de Pedro-Salvador), tous les temps sont mêlés. Mais, coincé entre son absence d'activité et d'élan pour quoi que ce soit, une autre projection remet Salvador en mouvement. C'est la Cinémathèque de Madrid qui lui rend hommage par la restauration et la diffusion d'un de ses films, Sabor. Cette actualité pousse le réalisateur à reprendre contact avec son ancien acteur Alberto (Asier Etxeandia) et leur relation tant bien que mal rétablie, Alberto plonge Salvador dans une autre bain, plus pernicieux qu'analeptique cette fois, fait d'héroïne. La drogue agit ici comme un rappel de la Movida et de ses excès. Elle calme les douleurs de Salvador et, à partir d'un texte qu'il n'avait pourtant écrit que pour lui, Alberto va également réactualiser le passé du réalisateur, un amour blessé, et s'en nourrir.

Il sera difficile de ne pas trouver plusieurs idées superbes à Douleur et gloire. Davantage tourné vers lui que vers ses influences, mais l'introspection le justifie amplement, Pedro Almodóvar réalise à nouveau, après le magnifique Abrozos rotos (2010), un film réflexif et absolument cinéphile. Le film dans le film, Premier désir, bien loin de l'éclat déjanté de Chicas y maletas (autre film imaginaire), dit tout : le retour au cinéma est une compensation aux douleurs de la vie et, plutôt qu'auprès de l'amant, comme une boucle, il assure à sa manière de retourner auprès de la mère (si l'on osait on invoquerait là le dernier plan de 2001, l'odyssée de l'espace). D'ailleurs, c'est une idée forte de voir le rôle de la mère confiée à Penélope Cruz : une icône dans le cinéma d'Almodóvar pour jouer un rôle tout aussi iconique. On pourrait encore citer quelques scènes qui nous ont émus : quand la mère âgée (Julieta Serrano) est assise face à son fils avec une boîte d'objets personnels qu'elle ne veut pas quitter à sa mort (et cet œuf à repriser donné en souvenir, et ce village qu'elle aurait tant souhaité revoir). Ou bien les retrouvailles de Salvador avec son ancien amant, touchantes quand ces retrouvailles sont envisagées (une pensée, un coup de téléphone), touchantes quand les deux hommes s'embrassent sur le seuil de la porte. Un regard étonnant nous revient aussi à l'esprit : avant même que l'éphèbe ne se révèle dans la lumière de la cuisine troglodyte, le petit garçon échange déjà avec le peintre un regard suffisamment fort pour se figer. Cela ne dure qu'un instant, mais l'effet déstabilise comme la naissance d'un désir inédit. La fin est superbe : la mère et le fils sont sur le banc de la gare et sous l'œil du réalisateur Salvador. Avec ces derniers plans, Pedro Almodóvar réécrit le dénouement de La piel que habito (2010) et en propose une variation. Ainsi, le film ne s'achève pas sur l'affirmation d'une jeune personne prête à s'affirmer enfin dans le cœur madrilène à l'époque de la Movida, mais sur la gloire discrète d'un réalisateur qui a vécu et aujourd'hui entend bien encore en profiter.


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