On ne sait rien de définitif sur les deux possibles pendants que Vermeer aurait pu réaliser, en encore moins sur ces idées quant à cette formule, à la fois en tant que peintre et en tant que marchand de tableaux.
Le point sur la question, agrémenté de quelques scoops.
Le concert
Vermeer, 1663–66, Volé en 1990 au Musee Isabella Stewart Gardner, Boston [1]
De nombreuses toiles de Vermeer comportent des « tableaux dans le tableau », qui jouent en général un rôle de commentaire ou d’écho à la scène principale. Mais celle-ci est la seule où il accroche au mur deux tableaux formant pendants : un paysage dans le style de Ruisdael, et un tableau de van Baburen, qui appartenait très probablement à sa belle-mère :
L’entremetteuse (The Procuress)
Dirck van Baburen, 1622, musée des Beaux-Arts de Boston
On pourrait en conclure qu’en tant que propriétaire de galerie, Vermeer privilégiait l’accrochage côte à côte de tableaux offrant le contraste maximal : ici un paysage et une peinture de genre.
Mais dans le contexte précis de cette composition, il est clair qu’il n’est pas juste question de décoration intérieure.
Certains ont pensé que le paysage était à associer à la jeune claveciniste, illustrant l’idée que la femme est le chef d’oeuvre de la Nature (Elise Goodman) ; d’autres ont remarqué qu’avec son arbre mort, il formait un contrepoint funèbre au concert des trois jeunes gens (Arthur K. Wheelock Jr).
La plupart des commentateurs estiment que c’est au contraire le tableau de Baburen qui est à mettre en correspondance avec le trio : la claveciniste assise avec la prostituée, le luthiste vu de dos avec le client vu de face, et la chanteuse avec l’entremetteuse.
Le troisième tableau (SCOOP !)
Personne à ma connaissance n’a développé le fait que le couvercle du virginal, relevé à la verticale, rajoute ostensiblement un troisième « tableau dans le tableau », et une troisième terme à l’équation.
On pourrait ainsi considérer que les trois sont à associer aux trois personnages, dont ils représenteraient en quelque sorte les dispositions d’esprit : il se créerait ainsi une complicité entre les deux instrumentistes assis, unis dans la recherche de la Beauté (illustrée par celle de la Nature), tandis que la chanteuse debout a en tête l’Amour (et ses éventuelles vénalités).
Mais une complication supplémentaire vient du fait que les trois musiciens, groupés autour du luth presque invisible, miment évidemment les trois personnages du Baburen, où le luth est tenu par la prostituée.
Plutôt que de spéculer sur le fait que Vermeer aurait sous-entendu, ou pas, que la scène se passe dans un bordel, je pense qu’il faut prendre ces correspondances au pied de la lettre et d’un point de vue strictement formel :
- le clavecin fait écho au tableau de gauche ;
- les personnages font écho au tableau de droite.
En définitive, Le concert a bien pour sujet un pendant. Pas celui accroché au mur, mais un pendant « interne », auto-réflexif, dans lequel le luth vu de derrière se dévoile en luth vu de face, et où le musicien anonyme devient un « client » qui regarde :
les deux tableaux du mur, tableau de paysage et tableau de genre, révèlent tout simplement de quoi se compose une toile : un décor et des figures.
Jeune femme jouant du virginal [2] Jeune femme debout au virginal [3]
Vermeer, 1670-1672, National Gallery
Ces deux toiles de la même taille et de la même époque n’ont pas été vendues en paire. Mais des analyses récentes, montrant qu’elles proviennent du même rouleau de toile [4], ont renforcé l’hypothèse qu’elles auraient été conçues comme des pendants.
Jeune femme debout
Deux tableaux sont accrochés derrière elle : un paysage et un Cupidon qui montre une carte vide (ce dernier tableau devait appartenir à Vermeer, car il figure dans trois de ses oeuvres).
Otto Van Veen 1608 Amorum emblemata, figuris aeneis incisa, ve 23 Gallica
Eddy De Jongh l’a rapproché de cet emblème – qui signifie que celui qu’on aime est unique – mais ce rapprochement a été largement contesté depuis.
Jeune femme assise
On reconnait derrière elle le tableau de Baburen déjà représenté dans Le Concert. La fenêtre est ici fermée par un rideau, et une partition est posée sur le clavecin.
La logique du « pendant »
Pour Christine Armstrong (1976), le premier tableau représenterait l’Amour vertueux (à cause du Cupidon monogame, s’il est bien inspiré par l’emblème de Van Veen ) et le second l’Amour charnel (à cause de l’Entremetteuse).
Une autre interprétation (SCOOP !).
Si l’on considère que la carte du Cupidon a toujours été blanche, voici une théorie alternative qui colle tout aussi bien
Le premier tableau représenterait l‘Attente de l’Amour :
- carte vierge ;
- absence de partition (la musique est dans la tête) ;
- chaise vide ;
- fenêtre ouverte (pour guetter les passants).
Le second représenterait l’Amour consommé :
- tableau faisant allusion à l’acte sexuel ;
- partition (la musique est écrite) ;
- violoncelle ;
- rideau tiré (pour protéger l’intimité).
La position du point de fuite conforte cette interprétation. Il est situé :
- au niveau du coeur de la jeune femme debout, accentuant l’effet de solitude ;
- derrière la jeune femme assise, suggérant que son compagnon va venir se placer derrière elle.
Un pendant peu convaincant
Des arguments sérieux s’opposent cependant à l’accrochage côte à côte :
- effet de redondance : un amateur avisé n’aurait pas manqué de reprocher la facilité de l’inversion droite gauche ;
- vision monoculaire : un expert de la perspective comme Vermeer aurait-il pu manquer l’occasion de réaliser deux vues visuellement cohérentes (en situant le point de fuite au centre des pendants), alors que tant d’autres peintres y ont pensé (voit notamment Pendants architecturaux) ?
Enfin le « pendant » souffrirait d’une incohérence graphique de taille : si le virginal de la jeune fille debout présente un paysage très similaire à celui du Concert (à la découpe près), celui de la jeune fille debout est différent (barrière, lac). Or toute la composition (carrelage, plinthes, fenêtre) suggère que nous voyons le même coin de pièce, dans lequel on a fermé le rideau, remplacé le tableau au mur et retourné le clavecin : pourquoi Vermeer aurait-il renoncé à l’effet de virtuosité consistant à « retourner » le paysage, plutôt que d’en mettre un totalement différent ?
Il me semble que Vermeer, s’il avait décidé de concevoir un pendant, n’aurait pas laissé passer de telles incertitudes, et choisi un thème aussi trivial (avant et après l’amour).
Plus sûrement, les oppositions évidentes (fille debout /assise, fenêtre ouverte/fermée, Cupidon / Entremetteuse) sont simplement le fruit d’une recherche de variations plutôt que les indices d’une conception unifiée.
Plutôt que « pendants » je vote ici pour « variantes ». En revanche, l’autre cas de pendant potentiel cher Vermeer, autrement plus complexe, va nous conduire à la conclusion inverse.
Le géographe
Vermeer, 1668-69, Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main
L’astronome
Vermeer, 1668, Louvre, Paris
Pour s’informer sur les nombreux objets de ces deux tableaux archi-étudiés, le mieux est de consulter les vues interactives de J Janson [5]. Je développe ici seulement la question vrais pendants ou faux pendants, qui reste très controversée [6].
De faux pendants
- Le Géographe est légèrement plus grand (53 x 46.6 cm, 50 x 45 cm).
- Malgré la similitude des compositions, les deux tableaux ne « dialoguent » pas.
De vrais pendants
- Les globes terrestre et céleste de Hondius, qui apparaissent dans les deux tableaux, étaient fabriqués par paire ; lorsque Vermeer les a empruntés, c’était une bonne incitation à en tirer des pendants.
- Les deux tableaux ont toujours été vendus ensemble.
- Ce sont les deux seules oeuvres de Vermeer montrant un personnage masculin isolé.
- Les deux vues ont été prises dans l’angle de la même pièce et l’armoire du fond est la même. Seules différences :
- le rideau a changé de place (à gauche ou à droite de la fenêtre) ;
- dans l’Astronome, un motif décoratif a été rajouté au centre du vitrail, et le vantail de droite est fermé
- Les dates sont exactes et identiques.
- Les signatures sont identiques et au même emplacement.
- On a récemment démontré que les deux toiles provenaient du même rouleau [7].
Conclusion préliminaire
Bien que la plupart des arguments militent en faveur de pendants véritables, on est gêné par le fait de ne trouver aucune logique évidente permettant de faire « dialoguer » les tableaux.
Artifex In Opere APOD (Astronomic Picture of the Day)
Deux manières d’asseoir les deux à la même table
Les deux personnages ont la même robe, le même profil, pratiquement la même position et partagent les mêmes objets ( carte, livre, compas, tapis, chaise, cadre accroché au mur), au point qu’ils peuvent être aisément fusionnés au sein d’un même tableau.
Un artiste du calibre de Vermeer aurait-il pu traiter le sujet Terrestre/Céleste en se satisfaisant de la différence entre les globes ? D’autant que, bizarrement, le globe terrestre est perché sur l’armoire et le céleste est descendu sur la table. Si logique il y a, elle doit être originale et subtile.
Les couples d’objets
On réussit facilement à regrouper les objets deux à deux. Trois appariements méritent des explications :
- le cadre accroché au mur est, chez le Géographe, une carte de l’Europe ; et chez l’Astronome un tableau de Moïse sauvé des eaux ;
- le Géographe déroule une carte sur la table, tandis que L’Astronome a punaisé sur l’armoire un plan à trois cercles dont le rôle est discuté (projection stéréoscopique, dispositif à cercles rotatifs permettant de faire apparaître la position des étoiles à différentes dates ?). Ce sont en tout cas deux schémas techniques résultant du métier de chacun ;
- la petite équerre posée sur le coffre du Géographe peut être associée à l’astrolabe posée sur la table de l’Astronome. L’une trace les perpendiculaires dans le plan, l’autre mesure les hauteurs dans l’espace.
La perspective
Verticalement, les points de fuite sont situés à la même hauteur dans les deux tableaux, en léger contrebas de l’oeil de l’homme assis. Horizontalement, le point de fuite est décalé vers la droite dans Le Géographe , et très proche du centre dans L’Astronome.
Imaginons un mouvement de caméra : le Géographe debout est pris de dessous et de la droite, tandis que pour l’Astronome assis, la caméra se rapproche et s’installe dans l’intimité de son travail, juste entre ses deux mains, son visage et le globe.
Les repoussoirs
Vermeer est un grand spécialiste des repoussoirs, ces éléments de décor qui ferment le premier-plan et créent à la fois un effet de profondeur et de recul, ajoutant du réalisme au décor et de l’insaisissable au sujet.
Dans Le Géographe, il y en a trois, qui barrent totalement la route au spectateur : le rideau de la fenêtre, le tapis de la table, et le coffre posé par terre.
Dans L’Astronome au contraire, il n’y en a aucun : car la main gauche de l’homme vient par dessus le tapis à la rencontre du spectateur, et la couleur de sa robe, en fusionnant avec celle du tapis, dénie à celui-ci tout effet répulsif.
Conclusion intermédiaire
L’analyse de la perspective et celle du décor concordent, et commencent à laisser entrevoir une logique d’ensemble (qui explique par ailleurs le détail du rideau passant d’un côté à l’autre de la fenêtre). Pour parler en termes modernes :
- le Géographe est pris en caméra objective, déplacée latéralement et mise à distance par tout un système de repoussoirs ;
- l’Astronome est pris en caméra subjective, qui se focalise au plus près de son intimité.
Le coffre du Géographe
Situé à l’aplomb de la carte accrochée au mur, il a probablement valeur d’emblème, car la forme quadrangulaire est le symbole habituel de la Terre. L’équerre posée dessus signifie donc, littéralement, la Mesure de la Terre. Et la carte murale montre le résultat.
L’emblème est d’ailleurs redondé par la carte roulée posée à terre, juste à côté : remarquons que chez l’Astronome, qui ne s’intéresse qu’au ciel, on ne peut pas voir le plancher !
L’accent sur cette symbolique de la « Terre Plate » explique pourquoi le globe terrestre a été mis à distance, relégué en haut de l’armoire comme une simple enseigne du métier :
l’homme que nous montre Vermeer est moins un Géographe qu’un Cartographe.
Sa manière de tenir le compas n’est pas sans affinité avec celle du peintre de tenir les pinceaux : deux spécialistes de la reproduction fidèle du réel.
La position des objets
Si l’on trace un cercle autour du Cartographe, on constate que ses instruments de travail se trouvent à l’extérieur ; et son regard s’échappe en dehors de la pièce.
A l’inverse, le même cercle autour de l’Astronome englobe tous ses instruments ; et son regard se fixe sur un endroit bien précis de la sphère céleste.
L’homme de l’ expansion
Le Cartographe tient un compas en suspens dans sa main droite , et pose sa main gauche sur un livre fermé. Il est saisi à l’instant où il interrompt son travail de mesure et de vérification pour porter son regard au delà de la chambre, vers des espaces encore inexplorés.
Entre la carte d’Europe et le globe tourné pour montrer l’Océan Indien, c’est toute la fierté d’un peuple de navigateurs qu’il incarne.
L’homme de la concentration
L’Astronome pose sa main gauche à côté d’un livre ouvert. Les érudits l’ont identifié précisément (l’édition de 1621 des « Institutiones Astronomicae et Geographicae » d’Adriaan Metius), ouvert au début du Livre III. Puisque l’astrolabe de la page de gauche renvoie à celle posée sur la table, il est probable que le texte de droite donne une clé de lecture du tableau. Il y est question de l’ « inspiration venue de Dieu » qui est nécessaire pour la recherche astronomique, autant que la connaissance de la géométrie et la maîtrise des instruments mécaniques.
Or l’Astronome que nous montre Vermeer n’est pas en train de faire de la géométrie (il a posé son compas) ni de se servir de son astrolabe. A la différence d’autres tableaux de l’époque (Gérard Dou), il n’est pas montré de nuit en plein travail d’observation, mais en plein jour, penché vers son globe dans une attitude de concentration extrême. Est-il possible de deviner ce qu’il fixe avec autant d’attention ?
La main sur le globe SCOOP !
Certains disent que sa main droite fait tourner le globe, d’autres qu’elle mesure un écart entre deux points, en remplacement du compas. Je pense quant à moi que, tout simplement, elle nous indique ce qu’il faut regarder.
Grâce à cette représentation 3D du globe de Hondius [3], on voit que le pouce et le majeur nous montrent ces deux constellations volatiles que sont l’Aigle et le Cygne.
Or c’est justement entre les deux que la Voie Lactée se divise, comme on le voit plus clairement sur cette carte plane du même Hondius.
Souvenons-nous maintenant du tableau dans le tableau : « Moïse sauvé des eaux », c’est à la fois une référence au Nil, ce fleuve qui trace un delta dans les sables comme la Voie Lactée dans le ciel ; et l’image d’une découverte inspirée par la providence divine, celle du berceau abandonné au fleuve.
La logique du pendant
Références : [1] Pour l’analyse détaillée de ce tableau, voir http://www.essentialvermeer.com/catalogue/concert.html [2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeune_femme_jouant_du_virginal [3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_dame_debout_au_virginal [4] Walter Liedtke, C. Richard Johnson jr. et Don H. Johnson, « Canvas matches in Vermeer: a case study in the computer analysis of canvas supports » http://people.ece.cornell.edu/johnson/LiedtkeMMJ.pdf [5] http://www.essentialvermeer.com/catalogue/astronomer.htmlLe Géographe de Vermeer est la figure de l’Expérience, qui étend à toute la Terre sa capacité exploratoire et descriptive.
L’Astronome est la figure de la Transcendance : il nous est montré à l’instant précis du déclic, de « l’inspiration venue de Dieu », où l’analogie entre la fourche de la Voie Lactée et le Delta du Nil lui apparaît comme une lumineuse évidence.
L’irruption du motif coloré au milieu du vitrail vide est peut être une autre manière de traduire cette illumination.En mettant en pendant les deux facettes de cette idée toute neuve en Europe, la Science, Vermeer célèbre du même coup sa propre discipline, cette description du réel qui elle-aussi s’appuie sur une Pratique et sur une Inspiration : la Peinture.
http://www.essentialvermeer.com/catalogue/geographer.html [6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_G%C3%A9ographe_(Vermeer)#L.27Astronome.2C_pendant_du_G.C3.A9ographe.3F [7] C. Richard Johnson Jr., W. A. Sethares « Canvas Weave Match Supports Designation of Vermeer’s Geographer and Astronomer as a Pendant Pair », JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, vol 9.1
https://jhna.org/articles/canvas-weave-match-supports-designation-vermeer-geographer-astronomer-pendant-pair/