Magazine Beaux Arts

4.3 Le mannequin en Italie

Publié le 21 août 2020 par Albrecht

Inventé par De Chirico pendant la première Guerre mondiale, le mannequin a fait carrière en Italie plus que partout ailleurs : emblème d’abord de la peinture métaphysique, puis signe de ralliement de ceux qui se réclament d’un retour à la tradition.

De Chirico

chirico-giorgio-1914 la-nostalgie-du-poete-musee-peggy-guggenheim-venise-01La Nostalgie du Poète, Musée Peggy Guggenheim, Venise 1914 de-chirico Le voyage sans fin Hartford, The Wandsworth Atheneum)Le voyage sans fin, The Wandsworth Atheneum, Hartford

Giorgio de Chirico, 1914

Le tout premier mannequin de De Chirico a été peint à Paris en 1914, sous l’influence de Guillaume Apollinaire :

« Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles
Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher »
Apollinaire, « Le Musicien de Saint-Merry »

Il apparaît discrètement, peut être vu de dos, en tout cas en affinité d’aveuglement avec la statue à lunettes noires.

Dans Le voyage sans fin, il fait corps avec elle, et la canne d’aveugle est posé en offrande sur l’autel, comme si la statue avait gagné son oeil unique par la magie du mannequin.

Fasciné depuis longtemps par le thème de l’inanimé, Chirico donne à sa statue-fétiche un alter-ego novateur, qui modernise radicalement le vieil accessoire des ateliers d’artistes : il s’agit maintenant d’un objet manufacturé, un objet du XXème siècle, un ustensile de couturier.

1917 de-chirico- ettore-e-andromaca Galleria Nazionale d'Arte Moderna, Roma-Hector et Andromaque
De Chirico, 1917, Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Rome The Painter's Family 1926 by Giorgio de Chirico 1888-1978La famille du Peintre
De Chirico, 1926, Tate gallery

Il développera ensuite le thème de multiples manières, jusqu’à en faire un procédé. [7a]


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1917, Carlo Carra, Madre e figlio Pinacoteca di Brera, MilanMère et fils Carlo Carrà, 1917, Pinacoteca di Brera, Milan Nature morte, Giorgio Morandi, 1918, Pinacoteca di Brera, MilanNature morte, Giorgio Morandi, 1918, Pinacoteca di Brera, Milan

En 1916, Carrà rencontre De Chirico et passe du futurisme à la peinture métaphysique. Imité bientôt par Morandi.


Casorati

casorati felice 1924 mannequins Museo del Novecento Milan photo jean louis mazieresMannequins, Museo del Novecento, Milan, photo jean louis mazieres casorati felice 1924 Madre o Maternita Gemaldegalerie BerlinMadre o Maternità, Gemäldegalerie Berlin

Felice Casorati, 1924,

Dans un de ses très rares autoportraits, Casorati se montre en train de peindre (de la main gauche) dans un miroir, qui renverse l’image du tableau dans le tableau (« Maternità », peint la même année 1924).

A l’opposé des faces aveugles de leurs devanciers, les deux mannequins complètent par leur regard ce qui manque aux personnages tout en inversant leur sexe :

  • le mannequin mâle a les yeux baissés, comme la mère ;
  • le mannequin femelle a des yeux pénétrants, comme le peintre.

casorati felice 1934 manichino-rosa coll privLe mannequin rose, 1934, Casorati CasoratiPhotographie de Casorati par Herbert List, 1949

Sans s’enfermer dans la formule, Casorati fera de loin en loin un clin d’oeil au mannequin.


Adriano Gajoni 1934 mannequin jouant de la musiqueMannequin jouant de la musique, 1934 Adriano Gajoni 1946 manichino al pianoforteMannequin jouant du piano, 1946

Adriano Gajoni nature morte au mannequin
Nature morte au mannequin, date inconnue
Adriano Gajoni

L’effet d’étrangeté et de modernisme que véhicule le mannequin ouvre la porte à une certaine facilité.
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1942 Michele Dixit Autoritratto nello studio.
Autoritratto nello studio di via De Spuches
Michele Dixit, 1942

Une oeuvre isolée du peintre sicilien, réalisée juste avant son départ pour le front yougoslave : les grands tableaux aux murs montrent comment l’art réussit à transfigurer en Vierge ou en ange la présence prosaïque du mannequin.


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ITALO CREMONA 1940 Nudo col cavallo di gessoNu au cheval en plâtre, 1940 Italo Cremona 1944 Ritratto della moglie con manichinoPortrait de femme avec un mannequin, 1944

Italo Cremona

Deux confrontations de la chair avec le bois ou le plâtre.


Les peintres modernes de la Réalité

En 1947-49, cinq expositions et un manifeste signalent la création en Italie d’un nouveau mouvement, en réaction envers les déficiences techniques de l’art dit moderne. Le mannequin, réchappé des peintures métaphysiques et surréalistes, va devenir une sorte de signe de ralliement du groupe, emblème à la fois du retour au techniques traditionnelles et de l’inanité de l’homme contemporain.

Bueno Antonio 1948-49 Still Life,Nature morte, Antonio Bueno, 1948-49 Bueno Xavier 1948 - Manichino collection Sandro Rubelli.Manichino,, Xavier Bueno, 1948, ancienne collection Sandro Rubelli

Ces deux toiles des frères Bueno fonctionnent probablement en pendant :

  • à gauche le mannequin semble avoir perdu la partie : châssis vide, pions sans échiquier, lauriers de la gloire vaincus par l’électricité ;
  • à droite, enveloppé dans le drapeau italien, il amorce une résurrection, griffonnant des notes et un croquis, tandis qu’à l’arrière-plan la statue antique rend hommage à De Chirico.
Bueno Antonio e Xavier 1944 Doppio autoritratto Double Self-portrait

Double autoportrait
Antonio et Xavier Bueno , 1944

Les deux frères sont coutumiers des oeuvres réalisées en commun (voir aussi Compagnes de voyage).


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Gregorio Sciltian

Participant dès le début au mouvement des Peintres modernes de la Réalité, Sciltian n’a abordé que dix ans plus tard le thème du mannequin.

Gregorio Sciltian 1955 La-scuola-dei-ladriL’école des voleurs, 1955 GREGORIO SCILTIAN 1956 la-scuola-dei-modernisti-L’école des Modernes, 1956

Gregorio Sciltian

Dans le premier tableau, le mannequin (de couturier) sert à l’enseignement des pickpockets.

Dans le second, le mannequin (de peintre) est abandonné à droite, sous les lunettes du critique d’art Roberto Longhi, favorable au mouvement, et le regard éberlué de Lionello Venturi, pape de l’art abstrait.

Gregorio Sciltian 1960 Allegra serenataAllegra serenata, 1960 GREGORIO SCILTIAN 1960 ca Il magoLe mage, vers 1960

Gregorio Sciltian 1962 ca Sans titreSans titre, vers 1962 Gregorio Sciltian 1962 LE COIN DE L'ATELIER coll privLe coin de l’atelier, 1962

Gregorio Sciltian 1962 LE COIN DE L'ATELIER coll priv detailLe coin de l’atelier (détail), 1962 Gregorio SciltianDate inconnue

Gregorio Sciltian

Dans toutes ces toiles, le mannequin se comporte comme un alter-ego du peintre, jouant de la musique, faisant la fête, prenant sa place au chevalet et le miniaturisant dans le miroir de sorcière (voir Le peintre en son miroir).


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Pietro Annigoni

Mais celui qui qui revenir au mannequin pour toute la durée de sa carrière est le plus talentueux et le plus célèbre du mouvement, Pietro Annigonni.

annigoni 1946 manichino-nello-studio coll priveeManichino nello studio, 1946 annigoni 1947 Interno dello studio collection Sandro RubelliInterno dello studio, 1947, anciennement collection Sandro Rubelli

Pietro Annigoni

Au départ, il n’est qu’un accessoire d’atelier, à peine plus tangible que les feuilles ou le papier-peint.

pietro-annigoni 1950 allegory-of-man-(mannequin)Allégorie de l’Homme La Soffitta del Torero 1950 Pietro Annigonni Private collectionLe grenier du Torero (La Soffitta del Torero)

Pietro Annigoni, 1950, Collection privée

Trimant sans avancer ou s’affrontant dans une corrida immobile avec un taureau réduit à ses cornes, il devient la figure de l’absurdité humaine.

Annigoni 1953 Direste voi che questo e luomo (La lezione)

Dirais-tu que ceci est un homme, La leçon
Direste voi che questo e l’uomo (La lezione)
Annigoni, 1953

Dans cette toile ambitieuse, Annigoni paraphrase à la fois le Saint Mathieu du Caravage et La leçon d’anatomie de Rembrandt pour placer le mannequin, à la plaie ouverte sur le torse, en situation expérimentale (voir 3 Voir et toucher). L’apprenti montrant un dessin de saint et la modèle nue au dessus du bucrane représentent probablement les traditions chrétienne et antique.

Annigoni 1957 photo Madame Yevonde 2 Annigoni 1957

Annigoni, 1957, photographies Madame Yevonde

Annigoni 1957 photo par Madame Yevonde1957, photographie Madame Yevonde Annigoni photoDate inconnue

Le mannequin participe à la posture du peintre solitaire, mélancolique et rebelle à son temps.

annigoni 1970 Contemplazione del vuotoContemplation du vide (Contemplazione del vuoto), 1970 Annigoni 1971 Forza paralizzataForce paralysée (Forza paralizzata), 1971

Annigoni

D’en haut son regard absent plane sur la ville déserte.

Annigoni 1971 Foto ricordoPhoto-souvenir (Foto ricordo), 1971 AnnigoniDate inconnue

Annigoni

Des couples impossibles se forment…

Annigoni 1971 Ne vinti ne vincitoriNi vaincus ni vainqueurs (Ne vinti ne vincitori), 1971 Annigoni 1973 Solitudine III Cassa di Risparmio di FirenzeSolitudine III, 1973, Cassa di Risparmio di Firenze

… et se défont.

Annigoni 1971 C era une volta PalladioIl était une fois Palladio ( C’era une volta Palladio), Annigoni, 1971 Annigoni 1971 C era une volta Palladio villa Gualdo MontegaldaEscalier de la villa Gualdo, Montegalda.

Les modèles de paille ou de chair ont été pareillement mis au rebut au bas de l’escalier seigneurial, sous le regard d’une chouette à moitié effacée et tandis qu’une silhouette fantomatique remonte les marches vers le passé.

Annigoni a laissé une description assez précise de ses intentions :

« L’architecture qui émerge de la misère, miraculeusement intacte, symbolise un ordre irrécupérable, dont nous nous sommes séparés. Un ordre dont l’homme a été évincé, réduit à un nombre, à un mannequin. Le nu de la jeune femme contraste justement avec les silhouettes inanimées et inertes des deux mannequins. Le contraste est accentué par le choix des matériaux : la dormeuse d’époque et la feuille de caoutchouc mousse déroulée qui pour la raison opposée est tout autant emblématique. A l’arrière-plan, une silhouette, presque un fantôme, s’éloigne le dos tourné. Cette apparition fugitive – fréquente dans mes œuvres – introduit dans le tableau un motif de suspension, une interrogation consternée, qui coïncide avec mes sentiments plutôt qu’avec mes intentions. A un endroit de la scène veille un oiseau nocturne, l’un de ceux qui vivent solitaires dans ces bâtiments abandonnés, et qui pourrait ici prendre le sens de présage obscur que lui accorde la conscience populaire. »


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1958 Antonio Ciccone mannequin, annigonis_studio
 
Un mannequin dans l’atelier d’Annigoni
Antonio Ciccone, 1958

Hommage au maître, de la part d’un élève qui s’applique.

1950 Alfredo Seri Manichino con drappo biancoMannequin au drap blanc 1950 Alfredo Seri MANICHINO CON MELAMannequin à la pomme

Alfredo Seri, 1950

Deux poses assez stériles d’un mannequin cabotin.


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Vito Campanella MetamorphoseMétamorphose Vito Campanella 1984 Les pelerins d'Emmaus

Vito Campanella 1987 DepositionDéposition, 1987 Vito Campanella http:/www.tuttartpitturasculturapoesiamusica.com;sss

Vito Campanella

Le mannequin déchaîné finit par s’approprier tout l’espace de l’Histoire de l’Art…

Références : [7a] Pour lévolution du sujet chez Chirico, voir https://finestresuartecinemaemusica.blogspot.com/2019/05/la-solitudine-del-manichino-la-figura.html

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