George Cukor, 1933 (États-Unis)
Little women de Louisa May Alcott est paru en 1868, la suite, Good wives, en 1869 et la première édition qui a rassemblé les deux romans en 1880. Au moins à partir du parlant, le cinéma, pour chacune de ses adaptations, a toujours puisé dans les deux livres. Les deux premières versions des Quatre filles du docteur March sont muettes : l'une anglaise réalisée en 1917 par Alexander Butler, film perdu de durée inconnue, l'autre américaine réalisée en 1918 par Harley Knoles, sur un scénario d'Anne Maxwell et long d'une heure. La troisième adaptation, parlante cette fois, est celle de Cukor en 1933. Elle dure deux heures et sert de modèle à toutes les versions postérieures (jusqu'au Little women de Greta Gerwig en 2019). Il a toutefois fallu aux scénaristes, Victor Heerman et Sarah Y. Mason, une demi-douzaine de réécritures avant d'obtenir satisfaction*. Le tournage a été heureux (le producteur David O. Selznick, ce qui est inhabituel, ne s'en est que très peu mêlé)**. A sa sortie, le film rencontre un franc succès. Il est nommé trois fois aux Oscars (" Meilleur film ", " Meilleure réalisation ") et remporte celui de la meilleure adaptation. Mais de toutes celles jamais réalisées, l'adaptation de George Cukor pour la RKO est-elle la meilleure ?
Le réalisateur, qui n'a commencé sa carrière que trois ans plus tôt mais qui a déjà mis en boîte une douzaine de films, retrouve Katharine Hepburn avec laquelle il s'était particulièrement bien entendu sur le tournage de Héritage en 1932 (ils collaborent à nouveau sur Sylvia Scarlett en 1935). L'actrice se démarque très nettement au milieu des quatre sœurs de la famille March (Joan Bennett, Jean Parker et Frances Dee). Hepburn joue Jo l'intrépide, Jo l'insolente, Jo qui s'emporte et se refuse à Laurie. Luttant contre le modèle familial et contre son époque, elle s'interdit tout amour tant qu'elle n'a pas gagné son indépendance et qu'elle ne s'est pas accomplie en tant qu'écrivaine. Le personnage, cheveux longs, cheveux courts, traverse les saisons, file et impose son rythme à tout le récit. Jo court après elle-même et contre le temps. Dans ce rôle, Katharine Hepburn est l'une des plus belles interprètes.
Cukor tisse d'attachantes relations entre les personnages, permises et intensifiées grâce aux scènes nombreuses et au temps qu'il accorde à chacun. Outre les échanges et le jeu au sein du cercle familial (les quatre sœurs entre elles, les quatre sœurs et leur mère, le rapport au père), des amitiés se forment, des couples et des duos se renforcent : Jo et et le jovial Laurie (Douglass Montgomery), Beth et l'antique Laurence (Henry Stephenson), Jo et le maladroit Friedrich (Paul Lukas)... Les mouvements nous emportent parfois : les courses-poursuites de Jo et Laurie sous les arbres et le soleil, la fougue de Katharine Hepburn glissant sur la balustrade des grands escaliers ou sautant les barrières avec entrain. Les décors soignés restituent correctement l'époque et les saisons. La mise en scène s'avère parfois délicate comme durant la mort de Beth, quand la caméra se détourne et regarde par la fenêtre ouverte, une ambiance printanière sur un paysage vide.
D'autres remarques nous viennent encore. Par exemple, la pièce de théâtre montée par les quatre sœurs, pour s'amuser et distraire un petit public de fillettes, emprunte son statisme, ses approximations charmantes, sa reconstitution amusée, au cinéma muet ; du moins il nous semble. Elle n'a pas beaucoup de scènes, mais parmi les acteurs, on remarque aussi la vieille tante qui paraît tout droit sortie du monde de Oz (Edna May Oliver que Cukor emploie à plusieurs reprises, dans David Copperfield en 1935, Roméo et Juliette en 1936). D'ailleurs, la dernière réplique du film, " Welcome in my home ", que Jo adresse au professeur Bhaer, a déjà quelque chose du " There's no place like home " de Judy Garland dans Le magicien d 'Oz (Fleming, 1939). Les quatre filles du docteur March sort durant la Grande Dépression aux États-Unis et le contexte de la Guerre de Sécession qu'il dépeint en rappelle les difficultés. Little women, Oz, plus tard Le chant du Missouri de Minnelli (1944) -nous avions déjà comparé ces deux-là- sont des films qui se lovent sur eux-mêmes et sur la paix retrouvée du foyer. Difficile de dire qu'il ne s'en dégage pas un certain plaisir, un confort assuré pour le spectateur, et cela d'autant plus quand, à la réussite du récit, s'ajoute tantôt l'éclat, tantôt la subtilité d'une réalisation.
* Patrick McGilligan, George Cukor, a double life, A Biography of the Gentleman Director, Londres, Minneapolis, University of Minnesota Press. 2013, p. 97. ** Ibid. p. 99 et 127. Cukor a même dit dans un interview : " Every day was Christmas on the set ".