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Memoria

Par Kinopitheque12

Apichatpong Weerasethakul, 2001 (Thaïlande, Colombie...)

Memoria

Et nous-mêmes, doucement bercés, lentement mystifiés par des halos de rêves diffus, où se trouve notre place ? La question pourrait être posée pour chacun des derniers films du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Je ne me souvenais plus l'avoir formulée à propos de en 2015. J'avais oublié ce que j'avais écris. Cette fois, dans Memoria, le réalisateur s'extrait de Thaïlande et plante une graine de mémoire en Colombie. Comme dans Oncle Boonmee (2010) et d'autres, le film n'est fait que de longs, très longs plans-séquence. Longs au point de nous faire perdre le fil de nos pensées. On manque de repères pour que la narration soit tout à faire limpide. Mais ce n'est pas ce qui importe. On peut se laisser porter.

Memoria

Jessica est botaniste, en tout cas elle s'occupe d'orchidées (Tilda Swinton). À Bogotá, elle visite sa sœur à l'hôpital. Le cadre est simple : la chambre, le lit et la malade couchée, Jessica à son chevet au second plan. Le jaune de la couverture, le blanc des murs : les couleurs sont sans éclats. La sœur dort. Jessica est sur son portable. Rien de remarquable. Puis, la malade se réveille. Elle raconte une histoire de chien, un rêve, un sort qui l'aurait plongée dans cet état de grande fatigue (le souvenir des soldats malades de sommeil dans nous revient). Après un échange de sourires, le temps passe, le silence s'installe et elle se rendort. La scène dure et donne l'impression que le réveil de la patiente a été rêvé. À moins que cela soit dans la tête de Jessica... Dans la tête de Jessica justement, il y a ce bruit, un grand fracas qui résonne de multiples manières dans le film. Elle consulte et devient à son tour patiente (mais qui n'est pas patient dans un film de Weerasethakul ?). Hallucination ou maladie, elle tente de comprendre. Après plusieurs essais, ce bruit, Jessica le fait reproduire exactement par un ingénieur du son. On l'entend, on saisit sa dispersion dans le récit mais cela sans en comprendre l'origine. Les images de Memoria font le même effet que ce bruit dans nos têtes. Elles retentissent et se rappellent à nous. Les images du réalisateur, celles du film, partout les nôtres à présent, elles nous incluent dans un réseau de relations impossible à appréhender.

L'ingénieur du son s'appelle Hernán Bedoya. Jessica rencontre plus tard un autre Hernán Bedoya, un homonyme ? Isolé aux abords de la jungle, le second Hernán écaille du poisson en bord de rivière. Lui et Jessica partagent des souvenirs communs mais ne se connaissent pas. À ses côtés, elle se découvre une sensibilité extraordinaire. Elle sent ce qui est imperceptible et lointain. Se souviendrait-elle aussi de ses vies antérieures ? Le chien dans la rue dont on se méfie, l'engin spatial présent dans la luxuriance végétale, le squelette ancien de 6000 ans avec un trou dans la tête qui nous rappelle le coup puissant entendu plusieurs fois... Tout est compris dans le même tissu cérébral et filmique et, persuader que j'appartiens à mon tour à cet ensemble, je me demande ce que je suis dans tout ça. Dix ans plus tard, Memoria croise me semble-t-il le même cheminement que The tree of life de Terrence Malick (2011). Le film de Weerasethakul est de la même ampleur, inquiet et lumineux, grand et intime. Il vibre comme Jessica de tout ce qu'il perçoit. Il rappelle que le cinéma est un médium.

La dimension politique de Memoria est peut-être moins prégnante que dans et pourtant il est difficile de penser que la mémoire de l'histoire colombienne, particulièrement par ses conflits et ses violences, n'est pas là enfoui quelque part dans le film. Toutefois, selon ce que nous dit le réalisateur, le tunnel géant creusé sous la forêt tropicale relie probablement en secret cette mémoire à toutes les autres.

Memoria

Dans une des premières scènes, on voit le personnage de Tilda Swinton remplir des papiers qui concernent un mari décédé. Plus tard, si elle retrouve le bruit qu'elle entendait en studio, elle perd Hernán Bedoya qui, à l'instar de ce bruit, paraît soudain n'avoir jamais existé pour les autres. Dans 6000 ans, que restera-t-il de Jessica, de ses os et de son crâne ? Et dans quelques mois que deviendra son souvenir chez nous spectateurs ? Apichatpong Weerasethakul soigne ses effets. Les scènes sont longues mais comportent toutes une part d'incongru, de surprise, de révélation qui les rendent mémorables à leur façon. C'est par exemple le choix de Jeanne Balibar pour incarner cette anthropologue qui travaille sur le chantier de fouille du tunnel sous la forêt. Dans une scène, Swinton et Balibar sont assises sur un banc public dans la nuit, la bière dans une main, une galette de maïs dans l'autre. Quelle image ! Swinton dit quelques vers que son personnage a inventé. Pas plus. On passe ce temps avec elles et leurs mots résonnent.


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