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La dernière piste (Meek’s cutoff)

Par Kinopitheque12

Kelly Reichardt, 2010 (États-Unis)

La dernière piste (Meek’s cutoff) CONTRECHAMP

On ne sort pas indemne de la projection du dernier film de Kelly Reichardt. Si le récent True grit des frères Cohen (2010) avait démontré - par-delà l'habileté de sa narration - l'incapacité de ses auteurs à élargir l'horizon esthétique et politique du western, cette " dernière piste " ouverte par Kelly Reichardt creuse un sillon autrement plus fécond dans les marges de l'imaginaire cinématographique américain. Inspiré d'une histoire vraie, celle d'une bande de pionniers égarée dans le désert pour avoir suivi un dénommé Stephen Meek à travers un soi-disant raccourci, l'argument de La dernière piste a toutes les allures du récit de conquête. Or Kelly Reichardt prend un malin plaisir à déjouer les attentes du spectateur pour finalement substituer à l'épopée un vaste chant pastoral.

La métamorphose procède d'abord d'un rétrécissement du cadre. Au format large des westerns classiques, la réalisatrice substitue contre toute attente un format carré 1.33, réduisant considérablement l'horizon pour fonder une esthétique - quasi-documentaire - de l'instant. Kelly Reichardt l'explique dans un passionnant entretien : " Un cadrage large fait forcément anticiper, prévoir ce qui va arriver [...] En limitant la vue, le 1.33 permet d'échapper à ce romantisme, de rester dans l'instant ". Le temps du western, comme son espace, n'est donc plus celui du mythe. Il s'incarne dans un horizon étriqué, une dramaturgie au présent. On y voit par exemple les personnages allumer un feu de camp, préparer le café, réparer l'essieu d'un chariot, charger un fusil, pétrir de la pâte, autant de gestes documentaires inscrits dans les langueurs d'un quotidien monotone et désenchanté. Le temps n'est plus à l'action. Il est à l'attente et à l'errance, dans un espace hostile et infini. C'est d'ailleurs tout le mérite et toute la prouesse de Kelly Reichardt que d'arriver à créer au sein même de cet espace un sentiment proche de celui de la claustrophobie. Lorsque le petit convoi s'avance dans une vallée sombre, où il menace à chaque instant de se faire attaquer, le son se coupe, le cadre se ferme. Les personnages demeurent seuls, couverts de cette poussière qu'ils sont appelés - ce sont les premiers mots du film - à redevenir.

Le récit ne s'extirpe jamais de cette réalité-là. Celle de l'attente, de l'incertitude. Réalité d'autant plus inhabituelle que pour Kelly Reichardt, " le western est un genre très masculin, très focalisé sur l'action ". Or, poursuit la réalisatrice, " les journaux des pionniers parlent d'espace, de voyage dans le temps, un temps qui s'écoule très très lentement. C'est une perspective très différente. Imaginez La prisonnière du désert tourné du point de vue des femmes qui préparent le repas de John Wayne. L'idée était de déplacer la perspective ". Ici, les héros -masculins - n'ont plus leur place. Si Stephen Meek apparaît d'évidence comme le double de Jeff Bridges, le " true grit " des frères Coen, il n'est plus ici qu'un personnage folklorique, déchu, ironiquement égaré sur la piste qu'il a lui-même tracée. Seuls demeurent en fait des hommes et des femmes, perdus, sans héros pour les guider. Il faudra revenir sur cette tendance majeure du western contemporain qui, dans le prolongement de la série Dead Wood, sans jamais complètement renier la dimension épique intrinsèquement liée à la conquête de l'Ouest, entend présenter le contrechamp humain de cette dernière, son envers historique et naturaliste. Ne nous y trompons pas, cependant. La réussite du film tient d'abord à une forme d'équilibre subtil entre vocation documentaire et capture poétique des êtres (les femmes aux robes pastel qui avancent dans la plaine embrasée...) et des paysages (le ballet des nuages sous la lune, l'incroyable fondu enchaîné de la première séquence avec ce cheval qui semble flotter dans les airs...). De même, le refus de l'action n'interdit jamais le déploiement d'un souffle épique.

Cet équilibre tient en grande partie à la figure féminine incarnée par Michelle Williams. C'est ici de la femme que naît l'espoir et la possibilité du renouveau (la découverte de l'arbre de vie dans la dernière séquence). Si la femme n'intervient pas, l'Indien est tué, un coup de feu est tiré, et peut-être d'autres Indiens sont-ils avertis de la présence du convoi. Le film peut alors s'achever dans un bain de sang, somme toute caractéristique du genre. Or le principe de destruction et de conquête qu'incarne de façon rigide le vieux Meek (authentique allégorie du western) se trouve violemment contredit par l'ouverture permise par la femme. Il ne faut pourtant y voir aucun angélisme. Si la femme accepte de coudre les chaussures de l'Indien, c'est qu'elle veut mettre ce dernier en situation de " dette " vis-à-vis d'elle. De même, la supériorité de la race blanche ne fait aucun doute dans l'esprit de la jeune fille (" Si vous saviez les villes que nous avons bâties "), et l'attirance ne va jamais sans quelque répulsion. Cette chronique d'un racisme ordinaire demeure d'ailleurs l'un des témoignages les plus forts du film, et notre mémoire sera longtemps hantée par cet Indien Cayuse, magnifiquement campé par Rod Rondeaux. Le western - sur cette question des Indiens - a trop longtemps balancé entre conquête triomphale (l'âge d'or, les premiers Ford...) et mea culpa gêné sur fond d'humanisme et de réconciliation (l'emblématique Danse avec les loups, Costner en 1990). Avec beaucoup de justesse, Kelly Reichardt évite l'écueil d'un dialogue impossible entre hommes blancs et Indiens pour n'offrir que le constat d'une altérité terrifiante, qui ne peut que déboucher sur la guerre dès lors qu'on la laisse aux mains des hommes (ce pourquoi le salut ne peut venir que de la femme). C'est aussi de l'Indien que le film tire toute sa force politique. Reichardt le confesse à demi-mot, Meek, c'est Reagan. C'est aussi Bush : " Un leader qui conduit les gens dans le désert sans savoir ce qu'il fait. Un leader dont les décisions sont complètement tributaires d'une langue qu'il ne parle pas, qui n'a aucun respect pour la culture des locaux... " Évidemment, dans ce cadre, l'Indien, c'est Obama.

Mais au-delà de la force politique du film, on restera d'abord fasciné par son incroyable justesse. Là où le western s'est constitué dans le mythe et les lieux communs, Reichardt oppose un cinéma-vérité des plus troublants, à l'esthétique paradoxale, au croisement du naturalisme et de la poésie (ce dont témoigne exemplairement le traitement du son). Certes, l'urgence documentaire n'est pas nouvelle dans le cinéma américain. Mais elle touchait jusqu'alors des phénomènes essentiellement contemporains (le Vietnam, plus récemment l'après-11 septembre ou la guerre en Irak...). Aujourd'hui, l'Amérique, qui se voyait au présent, et se rêvait au passé, tend, dans une forme de pulsion inédite, à se mettre en quête d'une vérité historique, quitte à briser ses mythes les plus tenaces (songeons au traitement de personnages tels que Buffalo Bill ou Calamity Jane dans Dead Wood ou encore - dans un tout autre registre - aux questionnements qui entourent la figure du héros dans The dark knight, Nolan, 2008). Il n'est guère de contrechamp plus fécond que celui du réel pour un western qui, désenchanté, n'a jamais été aussi vivant.

* Cahiers du cinéma, n° 668, juin 2011.


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