Magazine Beaux Arts

3 Paires de globes

Publié le 25 avril 2022 par Albrecht

Cet article de conclusion décrit une configuration très particulière : celle où un personnage brandit deux globes à égalité de hauteur.  

Chapitre précédent : 2 Le globe solaire

A Les disques d’Annus

<Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192
Annus
Fragments d’un sacramentaire, Fulda, vers 980 , Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192

L’idée de personnifier l’année sous forme d’un vieillard apparaît au 10ème siècle, de manière assez mystérieuse : le seul antécédent est celui du char d’Hélios au centre de la roue des Mois (Vat. Gr. 1291), voir 2 Le globe solaire

Les textes ne suggèrent pas une grande profondeur symbolique :

L’année a 365 jours

Tercentenis bisque triceni quinque diebus

Dans un cycle de douze mois l’année tourne en 52 semaines.

Bissena mensuum verticine volvitur annus ebdom

En bas l’Automne fertile (Autumnus fertilus) et l’Hiver horrible (Hiemps horribilis) portent le médaillon de la Nuit (Nox). En haut le Printemps florissant (Ver floridus) et l’Eté fructueux (Aestas fructifer) portent la gloire du Jour (Gloria diei), au dessus de laquelle est écrit en caractère grec le nom Orion : dans Hésiode, c’est la constellation dont l’apparition et la disparition déterminent les travaux des champs.


Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 detail
Annus tient dans sa main droite une couronne verte avec des points dorés, en nombre indistinct, et de sa main gauche un serpent doré, qui monte vers l’Eté, puis vers le mois de Juillet. Il aurait été plus logique que ce serpent parte de la main droite, de manière à désigner le Printemps, puis le Premier mois de l’Année, Janvier. Mais de toute manière, la répartition linéaire des mois (deux échelles de haut en bas) est incohérente avec la répartition circulaire des saisons.

Certains ont prêté au disque et au serpent l’intention de symboliser l’Espace et le Temps. En fait, le disque n’a ici rien d’un globe : c’est une couronne tenue par le haut, la couronne verte et dorée de l’Année, qui mélange la couronne dorée du Jour et la couronne verte de la Nuit. Quant au serpent, c’est un objet purement graphique, qui permet de relier l’Année aux Saisons, puis aux Mois.

Annus 12eme Aoste cathedrale mosaiqueAnnus, 12ème siècle, cathédrale d’Aoste

La représentation habituelle d’Annus le place au centre des douze Mois, tenant dans ses bras ouverts les médaillons du Soleil et de la Lune. Cette composition n’a aucune intention astronomique, puisque les Mois sont placées à rebours des médaillons (ceux où le soleil domine sont du côté de la Lune). La roue est complétée aux angles par les quatre fleuves du Paradis.

Annus 12eme Mosaico_del_presbiterio_di_san_Savino_(Piacenza)Annus, 12ème siècle, presbytère de San Savino (Plaisance)

Ces représentations n’ont rien de stéréotypé : dans cette mosaïque contemporaine, les mois ont disparu, Annus a perdu son auréole et retrouvé sa barbe, et il tient directement entre ses doigts les visages du Soleil de de la Lune, sans passer passer par des médaillons : ceux ci-sont donc une simple facilité graphique, sans intention symbolique.

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17vAnnus, 1142, abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v

L’erreur de la mosaïque d’Aoste a été corrigée ici : les mois sont à la même place, mais les deux Luminaires ont changé de main, complétés par les symboles de la Nuit et du Jour.

1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 31r Diagramm zu den sechs Tagen der Schöpfung (Makrokosmos) den sechs Altersstufen des Menschen (Mikrokosmos)Mundus Maior et Mundus Minor
Liber Floridus, 1150-75 Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, MS 1-gud-lat p 67

Le schéma évolue encore, puisque la figure barbue du haut, qui tient dans ses mains les disques du Jour et de la Nuit, est accompagnée de deux autres disques, manquées Année et Mois : il ne s’agit donc plus à proprement parler d’Annus, mais de Mundus Major, le Grand Monde. Les six zones qui l’entourent mettent en rapport les six jours de la Création et les six âges de l’Humanité. Cette idée résulte d’étymologies fantaisistes (tirées du De divisionibus temporum de Bède), comme expliqué par l’inscription dans la couronne :

On dit que « monde » vient de « mouvement ». « Siècle » vint quand à lui de « six cultes », car c’est au travers des six âges du monde que la vie humaine est cultivée »

Mundus a motu dicitur. Saecula vero a seno cultu, quia per sex ętates mundi uita humana colitur.


Le Petit Monde, en dessous, porte au bout de ses quatre membres les disques des Eléments, plus deux disques marqués Hiver et Eté. Les six zones qui l’entourent sont les six âges de l’homme, comme expliqué par l’inscription dans la couronne :

Le petit monde est l’Homme, et ses âges sont composés par les éléments du monde, auxquels aucun repos n’est concédé »

Mundus minor id est homo et etates eius cum elementis mundi quibus nulla concessa est requies


On voit bien que ces deux représentations suivent leur logique propre, et ne recopient pas le schémas d’Annus, même si elles en reprennent deux procédés :

  • placer au centre d’un schéma circulaire une entité personnifiée
  • enrichir cette personnification d’un nombre pair de disques (quatre ou six selon les besoins).


B Les disques du Créateur

Le I de la Genèse

Initiale I 1125-30 Origene Homelies sur l'Ancien Testament St Omer BM MS 34 fol 1v IRHTInitiale I de la Genèse (détail),
1125-30, Origène, Homélies sur l’Ancien Testament, St Omer BM MS 34 fol 1v, IRHT

Les disques bleu et jaune représentent le Ciel et la Terre, puisqu’ils illustrent le « In principio » de la Genèse :

Au commencement Dieu créa le ciel et la terre

Genèse 1,1

In principio creavit Deus caelum et terram

In principio 1100-25 BL harley_ms_4772_f 1rInitiale I de la Genèse (détail),
Bible de Montpellier, 1100-25, BL Harley MS 4772, fol 1r

Dans cette autre initiale, le Dieu de la Genèse tient maintenant à pleine main les deux Luminaires. De manière très originale fait écho à la figure du Père celle du Fils, juste au dessus, encadrée à nouveau par le Soleil et la Lune personnifiés : l’illustrateur a profité de la forme du haut de la lettre pour suggérer la Crucifixion. Quant au Livre que le Christ bénissant ne tient pas, il a été confié à l’Ange à côté pour compléter, par le Verbe, cette évocation trinitaire.

Chandelier pascal abbaye de Postel 1149 MRAH BruxellesSpringer Trinitas Creator Annus fig 6Dieu le Père, Springer [1], fig 6 Chandelier pascal abbaye de Postel 1149 MRAH BruxellesLe Fils

Chandelier pascal, abbaye de Postel, 1149, MRAH Bruxelles

La base du chandelier comporte sur ses trois faces une représentation originale de la Trinité :

  • le Père tenant les globes du soleil et de la lune, au dessus d’un duel de guerriers ;
  • le Fils en gloire, au dessus d’un guerrier et d’un cerf ;
  • le Saint Esprit, évoqué par le baptême de Jésus par Saint Jean, au-dessus de deux hommes versant de l’eau par des urnes (le Jourdain).

Ceci résume l’interprétation de Springer. Selon l’interprétation antérieure (Squilbeck), les trois scènes représenteraient la vie du Christ : son baptême, son intronisation au ciel et son second avènement sur terre en tant que juge. Mais ce n’est pas parce que Dieu tient à égalité de hauteur les deux luminaires qu’il faut y voir un Christ-Juge : il s’agit simplement du Dieu créateur.

Bible de Souvigny 1175-1200 BM Moulins MS 1 IRHTBible de Souvigny, 1175-1200, BM Moulins MS 1, IRHT

La figure de Dieu tenant les deux luminaires devient de plus en plus courante dans les illustrations du Quatrième jour de la Création.

sb-line

Le I du Prologue de Saint Jean (Saint Omer)

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 IRHTInitiale I de 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57, IRHT [2]

Cette composition illustre un autre « In Principio », non plus dans l’Ancien Testament, mais dans le Nouveau : le Prologue de l’Evangile de Jean, d’une extrême densité théologique :

Au commencement était le Verbe,

et le Verbe était en Dieu,

et le Verbe était Dieu.

Il était au commencement en Dieu.

Jean 1,1-2

In principio erat Verbum

et Verbum erat apud Deum

et Deus erat Verbum.

Hoc erat in principio apud Deum. 

La lettre comprend trois figures de Dieu assis, présentant de subtiles différences :

  • en haut dans un médaillon, barbu avec une auréole simple, bénissant et tenant un livre ouvert ;
  • au centre le même mais dans une mandorle en lentille entouré du Tétramorphe, complété par un chrisme dans l’auréole et deux têtes de lion sur la chaise (faldistoire) ;
  • en bas dans un médaillon, barbu avec une auréole cruciforme à deux branches (la troisième étant en hors champ), assis sur un tertre herbu et tenant deux globes.

Une Trinité triandrique ?

Les commentateurs ([3], p 130) considèrent que les trois figures représentent, de haut en bas, le Père, le Fils et le Saint Esprit. Or la figure centrale n’a rien de particulièrement christique (le chrisme de l’auréole est partagé avec la figure du bas). Et la figure du bas ne ressemble à aucune représentation connue du Saint Esprit : il est pour le moins contre-intuitif de l’imaginer en bas de la pile, et les pieds par terre.

Par ailleurs les Trinités triandriques sont extrêmement rares en Occident. François Boespflug et Yolanta Zaluska [4], p 189) n’en relèvent que quatre jusqu’au XIIème siècle. Et toutes représentent les trois Personnes strictement identiques, assises côte à côte à égalité de dignité.

Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 5vLe Christ-Roi, fol 5v Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 6rLe Christ-Vainqueur, fol 6r Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 6vLe Christ-Homme, fol 6v

Pontifical de Sherborne, 975-1000, Angleterre BNF lat 943

Le seul cas comparable serait cette suite de trois figures debout, où la troisième se distingue par ses pieds posés sur terre et ses attributs différents (une palme et un livre vierge, au lieu d’une lance et d’un livre ornés de croix). Jane E. Rosenthal [5] a montré qu’il ne s’agit pas d’une Trinité, mais d’une succession de trois aspects du Christ, probablement liée au rituel de l’Ordination des évêques.

Il se pourrait donc que la « Trinité triandrique » de Saint Omer soit un autre cas d’une innovation iconographique sans lendemain, dans un contexte très particulier.

Un chef d’oeuvre calligraphique (SCOOP !)

Une première idée est que la division en trois de l’initiale correspond à la scansion si particulière du texte de Jean inscrit à droite, avec ses trois « ERAT ». Or, en rajoutant en bas à droite le verset 2, l’artiste a éliminé ce parallélisme immédiat.


Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 schema
C’est d’une autre manière que les neuf lignes du texte s’inscrivent dans le rythme ternaire de l’image :

  • les deux « In principio » (en blanc) marquent le haut et le bas de l’Initiale ;
  • deux « Verbum » (en jaune) désignent l’image du haut ;
  • deux « Deus » (en bleu) désignent celle du centre ;
  • un Deus et un Verbum désignent celle du bas.

Mon hypothèse est que les trois sections montrent trois images de la Divinité, qui se lisent selon la tripartition cosmique habituelle (telle qu’elle apparaît à la même époque dans certaines mandorles « cosmiques », voir 1 Mandorle double dissymétrique ) :

  • en haut le Verbe au plus haut des Cieux ;
  • au centre Dieu tel qu’il apparaît dans les visions des Prophètes (les têtes barbues dans les demi-médaillons latéraux) ;
  • en bas Dieu/Verbe sur Terre (créant le monde ou l’équilibrant).

Les trois étages de l’Initiale correspondraient donc à trois degrés de visibilité de Dieu :

  • en haut par l’esprit (Verbe seul) ;
  • au centre par ses Prophètes (Dieu seul) ;
  • en bas par sa Création (Dieu plus Verbe) ;

Réflexion sur la vision qui développe un autre passage du Prologue de Jean :

« Dieu, personne ne le vit jamais: le Fils unique, qui est dans le sein du Père c’est lui qui l’a fait connaître. » Jean 1, 18


Les grenades du Dieu-Verbe (SCOOP !)

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail IRHT
L’image du bas est la plus énigmatique : elle démarque ostensiblement l’image courante du Dieu de la Genèse, mais remplace les deux Luminaires distincts par deux globes strictement identiques, deux représentations dont je n’ai trouvé aucun équivalent.

Sous toutes réserves, ils pourraient représenter deux grenades à demi-écorcées, montrant leur multitude de graines.


Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail 2 IRHT
Ces graines pourraient être reliées aux motifs végétaux qui encadrent la figure et montent, par les bords ornés de feuilles (le bord droit est inachevé) jusqu’au médaillon supérieur : la symbolique serait celle de la multiplicité qui émane de la figure siamoise, Dieu plus Verbe, illustrant la suite immédiate du texte :

« Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe. » Jean 1,3

Je mentionne pour le plaisir une autre source textuelle, qui ne peut être qu’une étrange coïncidence (le manuscrit grec n’a été diffusé en Occident qu’au XVIème siècle) :

« Voyez la grenade entourée d’une écorce : l’intérieur se compose d’un grand nombre de petites cellules que séparent des membranes légères, et qui contiennent plusieurs grains. Ainsi, l’esprit de Dieu contient toutes créatures, et cet esprit, avec toutes les créatures, est dans la main de Dieu. Or, les grains, renfermés dans la grenade, ne peuvent voir ce qui est au delà de l’écorce, puisqu’ils sont dans l’intérieur ; ainsi, l’homme renfermé dans la main de Dieu, avec tous les autres êtres, ne peut apercevoir Dieu lui-même. » Théophile d’Antioche, « A Autolyque », I, 5


C Les disques de la « Trinité »

1140 ca Evangeliar aus St Aposteln Koln Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12vEvangéliaire de St Aposteln, vers 1140, Cologne, (c) Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12v

Au XIIème siècle apparaît la formule de la « Trinité à deux médaillons » [4], p 191] , où le Père tient à égalité de hauteur l’Agneau à main droite, la Colombe à main gauche. Peter Springer [1], le premier à avoir étudié cette iconographie, remarque qu’elle exploite ici l’analogie visuelle entre les deux Animaux supérieurs du Tétramorphe, l’Ange et l’Aigle, et les deux symboles trinitaires, l’Angeau et la Colombe.

Cette Majestas Dei très particulière fonctionne en bifolium avec un couple d’Apôtres :

  • Jean à gauche, montrant sur sa banderole le début de son Prologue ;
  • Pierre à droite avec ses clés.

Graphiquement, le Prologue est superflu, puisque Jean est identifié par son nom. L’insistance sur ce texte servait probablement à donner au lecteur une indication de lecture pour cette iconographie innovante : la Colombe représente le Verbe.

Initiale I Genese 1155 Antiquites judaiques Mons BU MS 333-352 fol 2v Springer Trinitas Creator Annus fig 4Initiale I de la Genèse 5 (fig 4 de Springer [1])
Antiquités judaïques, 1155, Mons BU MS 333-352 fol 2v

Pour Springer, l’origine de la Trinité à deux médaillons se trouve dans le Dieu Créateur à deux globes. Cette initiale du « In principio » de la Genèse montre la figure trinitaire entre en bas le buste de Flavius Josèphe (avec un bonnet de juif) et en haut celui de Saint Jean. La transition entre les deux motifs (du Dieu Créateur à la Trinité) aurait donc été motivée par l’illustration du « In principio », commun à la Génèse et au Prologue de Jean :

« Le lien entre l’INCIPIT de l’Ancien Testament et l’IN PRINCIPIO du Nouveau Testament s’effectue via l’idée de la préexistence du Messie, à la fois origine et but ; il incarne un plan de salut à deux pôles, l’un d’où vient et l’autre vers où aboutit toute la Création ; il est l’Alpha et l’Omega, le centre du cosmos créé et de la terre, dans le temps comme dans l’espace. Ce qui rend possible le remplacement de Sol et Luna par l’agneau et la colombe, c’est que la Trinité s’implique dès la Création. » ([1], p 33)

St Augustin Cite de Dieu 1250 ca Prague Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1vSt Augustin, Cité de Dieu, vers 1250, Prague, Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1

Pour P.Springer ([1], p 17), la composition de Cologne est probablement la source de cette résurgence du motif, un siècle plus tard. La Trinité est ici accompagnée par les trois mots du Sanctus, possible lien avec le Dieu Sabaoth de la Majestas Dei de Cologne.

La banderole du Père porte une invitation aux groupes situés en bas de l’image (Apôtre, Rois, Martyrs, puis Confesseurs, Vierges et habitants de la Bohème) :

Venez au don de la vie, vous qui quittez les vanités

Ad munus vite linquentes vana venite.


De part et d’autre la Sagesse et Saint Jacques portent leurs hymnes respectifs :

Moi je réside dans les hauteurs

J’ai vu le Seigneur face à face

Ego in altissimis habito

Video dominum facie ad faciem.

1150 ca Lectionnaire de Corbie Amiens BM 0142 f. 029v IRHTLectionnaire de Corbie, vers 1150, Amiens BM 0142 fol 029v, IRHT

François Boespflug et Yolanta Zaluska [4] ont complexifiée la généalogie proposée par Springer en ajoutant au corpus cette initiale H, contemporaine de la Majestas Dei de Cologne, mais qui va encore plus loin en substituant (et non en ajoutant) aux deux Animaux du Tétramorphe les deux symboles trinitaires.

Elle introduit un Sermon de Léon le Grand concernant la Pentecôte, sermon qui dans ce lectionnaire est prononcé à la Fête de Trinité (premier dimanche suivant la Pentecôte) :

Cette fête, très chers, vénérée sur la totalité du globe terrestre, c’est l’arrivée du Saint Esprit qui l’a consacrée

Hanc, dilectissimi, festivitatem toto terrarum orbe venerabilem, ille sancti Spiritus consecravit adventus,


Il n’y a ici aucun rapport ni avec le Dieu Créateur, ni avec Saint Jean : c’est par une sorte d’ellipse graphique, vu le peu d’espace disponible, que l’illustrateur a eu l’idée d’introduire les deux médaillons de la Trinité en haut de sa Majestas Dei. Celle-ci avait sans doute été choisie pour une toute autre raison : illustrer, sur un fond étoilé cosmique, l’idée d’omniprésence divine impliquée par « toto terrarum orbe ». L’iconographie qui nous occupe a donc probablement été réinventée ici, par la rencontre inopinée d’une fête et d’une sermon : raison pour laquelle elle n’a eu aucun lendemain.


1142 Libellus capitulorum Zwiefalten Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49vLibellus capitulorum (abbaye de Zwiefalten, 1142, Libellus capitulorum, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49v

Le texte qui accompagne l’image est un montage de citations, librement associées à la Trinité :

O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! (Romains, 11,33)…

En effet, ils sont trois qui rendent témoignage sur la terre, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois n’en font qu’un. (Jean, 1re épître, 5,7-8) De même dans le ciel ils sont trois, le Père, le Verbe et l’Esprit, et ils ne font qu’un. »

Ce qui nous est annoncé (« ses voies incompréhensibles« ) nous est immédiatement confirmé par le parallélisme impossible entre :

  • une Trinité terrestre (le Saint Esprit qui agit par l‘Eau (du baptême) et le Sang (de l’Eucharistie) ;
  • la Trinité céleste habituelle : Père / Fils (Verbe) / Esprit

Cette méthode de composition par association de textes suggère une méthode similaire pour concevoir l’image, par association des schémas correspondant à différents mots prélevés dans le texte :

  • le médaillon de l’Agneau (pour les mots « Fils » et « Sang ») ;
  •  le médaillon de la Colombe (pour le mot « Esprit » )
  • les mains levées pour le mot « Sagesse », selon sa représentation habituelle dans l’initiale O :

Sapientia Bible de Jumieges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v IRHTBible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v ,IRHT

Cette image a donc pu être recréée ex nihilo, sans que l’artiste ait vu auparavant une des rares Trinités avec médaillons.

Origines multiples des Trinités à médaillons (SCOOP !)

Trinite a medaillons schema

Ce schéma résume les relations que l’on peut établir entre les rares exemples existants de Trinité à médaillons et leurs différentes sources iconographiques. Plutôt qu’une origine unique, celle du Dieu créateur comme le proposait Springer, je pense plutôt à plusieurs inventions concomitantes, vers 1140-50, dans des traditions graphiques et avec des intentions différentes.

La formule de la Trinité à médaillons, qui apparaît en plusieurs lieux dans une étroite fenêtre temporelle, puis disparaît totalement, s’inscrit parmi les expérimentations graphiques du début du XIème siècle, dont certaines auront un succès durable.

Une innovation concomitante : le Trône de Grâce

Trone de Grace 1100 ca Perpignan BM MS 1 fol 2v IRHTTrône de Grâce, vers 1100, Perpignan BM MS 1 fol 2v, IRHT

Ce dessin est un des plus anciens exemples d’une autre de ces iconographies innovantes,  la formule dite du Trône de Grâce, qui combine en une seule image les deux qu’ont était habitué à voir se succéder dans les Sacramentaires (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ) :

  • la Majestas Dei pour illustrer le Vere Dignum ;
  • la Crucifixion pour le Te igitur.

Pour en faire une représentation de la Trinité, il restait à rajouter la colombe. L’artiste a pensé ici à la solution du médaillon, mais il l’a compliquée à loisir : en le transformant en un anneau qui passe derrière l’oiseau, puis dans la main du Père, puis entre le bras du Fils et la Croix. Comme l’a noté F.Boespflug ([6], p 185), il se crée ainsi une sorte de perspective impossible, peut être voulue, où la colombe se trouve à la fois en avant de l’anneau et en arrière de la croix. Complexe graphiquement, ce médaillon/anneau a dû être rajouté pour servir de mandorle autour cette troisième Personne, et montrer sa Divinité.

La colombe trouvera bientôt sa place stabilisée, sans médaillon superflu, sur la verticale entre le Père et le Fils. On peut imaginer que c’est la concurrence avec cette représentation trinitaire très solide qui a causé l’élimination rapide de la formule à deux médaillons.


D Les médaillons théoriques

Dans des images à but démonstratif, le schéma a deux médaillons peut illustrer d’autres triades, ou se réduire à la simple mise en balance de deux notions.

Les trois vertus théologales

Springer Trinitas Creator Annus fig 18Vienne, ONB cod 1367 fol 92v, Springer [1], fig 18

Le schéma à deux disques induit une hiérarchie implicite : la Charité est la vertu principale, suivie de la Foi puis de l’Espérance.

Au revers du phylactère quadrilobé de Waulsort, au musée de Namur, on retrouve ces vertus, complétées par l’Humilité, toute quatre représentées sous forme de figures ailées. La Charité tient deux disques avec le double commandement :

Amour de Dieu, Amour du Prochain

Dilectio Dei, Dilectio Proximi.


Le couple Faculté/ volonté

Hortus deliciarum Char de l'avarice 1159-75 fol 203vChar de l’Avarice (c’est à dire le Diable), fol 203v Hortus deliciarum Char de la Misericorde 1159-75 Facultas Voluntas fol 204rChar de la Miséricorde (c’est à dire le Christ), fol 204r

Hortus deliciarum, 1159-75

Dans ce bifolium, l’Avarice tient dans sa main droite une griffe à trois dents, et dans sa main gauche des pièces de monnaie. Le texte dans la couronne extérieure la décrit ainsi :

L’avarice vit misérablement dans un vêtement sordide et tient un croc à trois dents à cause de sa rapacité

Male vivit sordido cultu avaritia et tenet in manu tridentem propter rapacitatem


La Miséricorde montre à égalité de hauteur deux couronnes sur lesquels sont inscrit « Facultas » et « Voluntas ». Comme l’explique Gérard Cames [7], il s’agit de l’illustration très précise d’un sermon de Saint Augustin sur la Charité :

« Dieu couronne la disposition intérieure là où il ne trouve pas la faculté ». Les deux couronnes récompensent également celui qui peut faire la Charité comme celui qui ne peut pas, mais en a la volonté. »


Références : [1] Peter Springer « Trinitas-Creator-Annus: Beiträge zur mittelalterlichen Trinitätsikonographie » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 38 (1976), pp. 17-45 https://www.jstor.org/stable/24657178 [2] Image en haute définition : https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/viewer/18027/?offset=#page=117&viewer=picture&o=&n=0&q= [3] Frédéric TIXIER « L’illustration des passages évangéliques dans l’In unum ex quatuor de Zacharie de Besançon : tradition iconographique ou innovations plastiques ? » https://www.academia.edu/12331794/_L_illustration_des_passages_%C3%A9vang%C3%A9liques_dans_l_In_unum_ex_quatuor_de_Zacharie_de_Besan%C3%A7on_tradition_iconographique_ou_innovations_plastiques_dans_Textes_sacr%C3%A9s_et_culture_profane_de_la_r%C3%A9v%C3%A9lation_%C3%A0_la_cr%C3%A9ation_sous_la_direction_de_M_Adda_Peter_Lang_Berne_2010_p_111_135 [4] François Boespflug, Yolanta Zaluska, « Le dogme trinitaire et l’essor de son iconographie en Occident de l’époque carolingienne au IVe Concile du Latran (1215) », Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1994 37-147 pp. 181-240 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1994_num_37_147_2591 [5] Jane E. Rosenthal « Three Drawings in an Anglo-Saxon Pontifical:Anthropomorphic Trinity or Threefold Christ? » the Art Bulletin Vol. 63, No. 4 (Dec., 1981), pp. 547-562 https://www.jstor.org/stable/3050163 [6] François Boespflug « Une histoire de l’Eternel dans l’art, Dieu et ses images » [7] Gérard Cames, « Allégories Et Symboles Dans L’hortus Deliciarum », p 63 et ss
https://books.google.fr/books?id=Es8UAAAAIAAJ&pg=PA63&dq=hortus+deliciarum+avaritia&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjAw47W7PH0AhUd5uAKHbYoAZEQ6AF6BAgKEAI#v=onepage&q=hortus%20deliciarum%20avaritia&f=false

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