Marco Bellocchio, 2023 (Italie)
Aldo Moro, le président de la Démocratie Chrétienne est enlevé par les Brigades Rouges le 16 mars 1978 alors qu'un accord entre le Parti Communiste et le nouveau gouvernement italien devait être signé. 55 jours plus tard, Moro est retrouvé mort dans un coffre de voiture. Le fait a marqué le pays et fragilisé durablement les deux partis politiques de poids de l'époque (la DC et le PC). Marco Bellochio en avait déjà fait un film il y a vingt ans, Buongiorno notte, qui racontait les événements depuis le lieu de détention, aux côtés du chef politique séquestré et des ravisseurs.
Mais le réalisateur n'en avait pas tout à fait fini avec cette histoire. Alors que l'Italie subi Berlusconi depuis les années 1980 et se trouve aujourd'hui entre les mains de l'extrême droite de Giorgia Meloni, Marco Bellocchio a voulu donner un contrechamp à Buongiorno notte. Avec cette série courte (en fait un film impressionnant de plus de cinq heures), Bellocchio s'essaye à un format auquel il n'avait encore jamais touché. En six épisodes, Esterno Notte veut donner une description plus détaillée des faits et dresse le portrait des différents acteurs de la tragédie. La forme est celle du thriller politique. L'ambiance est souvent feutrée (dans les appartements, les bureaux où tout se décident...) ou plus froide (dans un centre d'écoutes où tout devient paranoïa). Dans l'ensemble, les tons sont gris bleus mais, quand la rue s'exprime par exemple (durant le premier épisode), percent des éclats rouges et les nuages de fumée brouillent tout. Bellocchio recrée ces mois de tensions et toute la pesanteur des " années de plomb ". Puis, à quelques occasions, grâce à la musique, la série gagne aussi un lyrisme qui transforme les plans en tableaux vivants exaltés, en une expression baroque digne des grandes scènes d'opéra (le Dies Irae de Verdi repris dans la bande originale). Cet élan pourrait rappeler Melancholia de Lars von Trier (2011). C'est Vincere que l'on retrouve (2009).
Autre chose nous écarte encore d'une narration classique et de la simple description d'un événement historique. C'est le labyrinthe que conçoit Marco Bellochio par le récit et le montage, bousculant non seulement la chronologie, mais faisant apparaître aussi ponctuellement, comme dans une nouvelle de Borges, différentes éventualités à l'Histoire. Moro (interprété par Fabrizio Gifuni) est libéré par les Brigades Rouges, éprouvé mais vivant. Moro a été blessé par les BR. Moro est retrouvé dans le coffre d'une voiture et sans vie. À chaque version, une enveloppe cachetée, bien rangée dans le tiroir d'un bureau officiel, et qui contient une suite de conséquences politiques prêtes à éclater à l'issue de l'affaire. Dans un climat de totale incertitude, une pluralité de scénarios est alors rendue possible, autant d'impasses et d'illusions dans lesquelles s'enferment les gouvernants du récit et qui empêchent de parvenir à l'assassinat de Moro, soit à l'aboutissement redouté mais bel et bien réel des faits.
" En refusant de négocier avec les terroristes pour obtenir sa libération, ils ont en quelque sorte choisi qu'il meure. " M. Bellocchio pour le festival de Cannes, 18 mai 2022
Même si elle accable le gouvernement d'alors, les secrétaires de la Démocratie Chrétienne, le Président de la république ridicule à chaque apparition, le gouvernement obéissant aux États-Unis durant la Guerre Froide, la série n'en ajoute pas sur les responsabilités de chacun. Les décideurs sont restés butés sur leur position craignant d'accorder une légitimé à l'extrême gauche et écartant par la même occasion un homme politique œuvrant à la concorde nationale (la négociation avec le PC dans des temps troublés). La force d'Esterno Notte tient dans le désespoir grandissant et la fièvre mêlée dont il rend compte à l'échelle nationale par le biais des responsables politiques et à l'intérieur même des foyers à travers le portrait de la famille Moro ou du couple de brigadistes.
Dès le deuxième épisode, on pénètre les arcanes du pouvoir et on se cloisonne dans l'esprit de Cossiga (Fausto Russo Alesi). Celui-ci doit sa place à Moro et sa position impossible finit par lui faire accorder du crédit à un voyant, les visions de ce dernier le conduisant dans une clinique d'aliénés. Tous ses choix le décrédibilisent et renvoient Cossiga à sa totale impuissance. L'épisode cinq consacré à la femme de Moro, Eleonora, est peut-être celui que je préfère. On ne cache pas sa fragilité, mais en dépit des circonstances elle se force à être solide (par amour, pour sa famille, pour garder espoir) ; ce qui la conduit par exemple à mettre à la porte tel sénateur venu pleurer chez elle à l'annonce de l'enlèvement ou à se montrer moins fragile que le pape lors d'un échange avec lui (Toni Servillo). Le personnage d'Eleonora joué par Margherita Buy est superbe. Une note encore sur l'épisode quatre qui se concentre sur les terroristes et dont le personnage d'Adriana Faranda, interprétée par Daniela Marra, reprend les inquiétudes et les doutes décrits dans Buongiorno notte. Est alors reposée la question du sacrifice de soi, ici la relation d'une mère et de sa fille, pour un engagement politique devant conduire à la révolution recherchée par les Brigades Rouges. Autre image forte qui fait sens : ce groupe d'activistes déchargeant en un même élan euphorique ses armes sur les eaux de la Méditerranée, et Bellocchio d'offrir sa vision au crépuscule de la lutte armée.