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L'homme libre - entretien avec William T. Vollmann (1)

Par François Monti
Juin 2007, tournée de presse parisienne pour William T. Vollmann. Fausto lui tombe dessus à l'improviste: un léger problème de planning m'avait collé une tranche horaire deux jours plus tard, alors que je devais déjà être à Bruxelles. On m'a donc changé d'heure et de jour, mais l'homme au t-shirt jaune canari très près du corps n'a pas été prévenu. Qu'à cela ne tienne, il se montre sympathique et le bazar roule tout seul. En voici la transcription (très peu éditée, je suis paresseux).
Vous revenez de Sarajevo, avez-vous eu l’occasion de revoir des gens avec qui vous étiez pendant la guerre ? Comment est la ville par rapport à cette époque ?
C’était ma première fois à Sarajevo depuis 1992. Ca va mieux, mais c’est plus lent que ce que j’espérais. Il y a toujours énormément d’impacts de balle, la ville reste très pauvre mais c’est bien sûr mieux que la dernière fois. Malheureusement, j’y étais pour un festival littéraire et j’étais fort occupé. Un jour, je me suis quand même échappé pour me promener, j’ai rencontré des gens très bien mais c’était impossible de rentrer en contact avec les gens que j’ai connus durant la guerre.
Puisqu’on parle de Sarajevo, je voudrais évoquer Danilo Kis, l’écrivain yougoslave. « Central Europe » doit beaucoup, pour sa structure par exemple, à « Un tombeau pour Boris Davidovich ». Vous dédiez d’ailleurs votre livre à Kis.
Il m’a énormémentt appris. J’aurais vraiment aimé rencontrer ce grand écrivain. « Un tombeau pour Boris Davidovich » est un livre dont la lecture a été très importante. J’étais un jeune américain habitant dans le Midwest, je ne savais pas ce que pouvait être la souffrance sous un mauvais régime. En quelque sorte, les livres de Kis énoncent poétiquement ce que Milosz explique dans « La pensée captive » à propos de la différence entre la pensée occidentale et celle de quelqu’un vivant dans le bloc de l’est. D’après lui, les esprits occidentaux sont innocents et, d’une certaine façon, très superficiels, alors que la pensée captive du bloc de l’est est celle d’un esprit plus craintif qui doit être très sensible à de nouvelles réponses et aux non-dits, être plus conscient de l’histoire et doit savoir décoder ce qui se passe afin d’assurer sa propre survie. J’ai la chance de ne pas avoir grandi là-bas, mais il est intéressant de penser aux talents qu’une personne perd et gagne selon l’endroit où elle vit et ce qu’elle fait.
Vous avez beaucoup voyagé dans la région, y avez-vous constaté ces deux pensées ?

On peut les voir dans différents endroits. Je l’ai vu dans l’Afghanistan des talibans, à Belgrade pendant la guerre civile, j’en ai vu des vestiges en Russie, mais je n’ai jamais vécu la situation précise que Milosz décrit.
Il ne doit pas être facile de s’adapter à ce type de situation.
J’étais en Yougoslavie juste après la mort de Tito, et les gens avaient peur d’une éventuelle invasion soviétique. Les jours étaient gris, les vêtements étaient gris, il y avait peu de nourriture, les gens étaient amicaux mais restaient sur leurs gardes. C’est comme ça dans ces endroits là.
Parlons maintenant de « Central Europe ». Une différence importante entre votre livre et celui de Kis, c’est que vos narrateurs sont du mauvais côté de la barrière : un nazi et un agent soviétique. Ca doit être assez difficile d’écrire à travers ce genre de personnages.
J’essaie de toujours me souvenir que les gens ne décident pas leur lieu de naissance ni les gouvernements qu’ils ont. Aux Etats-Unis, il y a un proverbe qui dit « les gens ont le gouvernement qu’ils méritent ». Je ne pense pas que cela soit vrai. Tout le monde doit faire des choix moraux en permanence, et tout le monde a des obligations, même s’ils ont très peu de liberté. Si vous vous rappelez que quelqu’un né en 1915 a mis l’uniforme nazi et a dû se battre contre la Russie dans une guerre injuste, cela n’en fait un homme mauvais. Il a pris part à quelque chose de très, très mauvais mais on peut peut-être dire qu’il était impuissant, et alors tout est une question de savoir à quel point il a fait le mal, à quel point il a fait le bien. Si vous y pensez de cette façon, je crois qu’il est possible de respecter l’humanité de ces gens.
Beaucoup d’écrivains auraient sans doute choisi de se contenter de raconter à travers les témoignages de victimes.
C’est très facile de penser que les victimes sont des saints, alors que dans la majorité des cas, les gens ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. En ce qui concerne les auteurs des crimes, tout dépend de votre façon de définir le concept. Ils sont souvent pires parce qu’ils ont pris une décision consciente d’agir, mais ce n’est pas toujours ainsi et il devient très compliqué de statuer sur leur cas. Prenez Kurt Gerstein : pour moi le type était héroïque.
Justement, ce n’est pas un livre sur des héros, et pourtant il y a Gerstein qui a essayé de faire quelque chose. Il est assez différent de vos autres personnages.
Je suis certain que pas mal de personnages de mon livre pensaient – ou alors d’autres le leur disaient- qu’ils faisaient ou essayaient de faire quelque chose d’héroïque. Par exemple, Roman Karmen était très courageux. Les films qu’il a tourné au siège de Léningrad et à Stalingard étaient incroyables, et il a continué a en faire toujours plus : il a été en Indochine, à Cuba. Sa passion était de montrer le côté auquel il croyait. La plupart de ce à quoi il croyait a été discrédité, peu de gens pensent encore que Staline était quelqu’un de bien, alors que je suis certain que Karmen pensait qu’il était génial. Il était probablement très fier de lui-même. C’est d’ailleurs intéressant de penser à ça et de se dire que quelqu’un comme Gerstein, qui prenait des risques encore plus gros que Karmen en essayant de faire quelque chose qui ne lui apporterait aucune récompense matérielle, se jugeait probablement très négativement, et que les autres le jugeaient défavorablement. Kollwitz était héroique, d’une certaine façon. Elle essayait vraiment de défendre le point de vue du retraité, du pauvre, du violé, du brisé et le fait qu’elle a été utilisée par l’Union Soviétique ne veut pas dire qu’elle n’a pas fait de son mieux, qu’elle n’a pas souffert ou qu’elle n’a pas réussi dans son travail. J’ai vu ses oeuvres quand j’étais adolescent, et ça a eu un impact. Je dirais donc qu’il y a bien une continuité dans mes portraits.
William T. Vollmann, Central Europe, Actes Sud, €29.80

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