…me dit-Elle alors que nos mains étaient plongées dans la réalisation d’un met où patience et précision le disputaient à l’expérience et l’habileté. Sa réflexion a éveillé mes souvenirs d’ « avoir ou être » d’Erich Fromm. Il ne suffit pas d’avoir des enfants pour être parents, d’avoir du talent pour être artiste, d’avoir accumulé pour être riche, ou plus simplement d’avoir pour être.
A un certain stade de mon travail de mémoire, j’ai eu le réflexe un peu académique et rassurant d’accumuler par le nombre : écrire les recettes familiales, maîtriser les techniques, écouter les histoires petites et grandes, découvrir les récits d’hier, comprendre les théories autour de l’alimentation, la transmission et le goût, effectuer des recherches sur le rôle de la cuisine dans la culture vietnamienne, empiler les ouvrages culinaires…
Pour arriver au constat que même en maîtrisant le grand livre de la Cuisine d’un chef triplement étoilé, je ne serai jamais ce chef triplement étoilé.
Alors entre la théorie pure et parfaite et ce qui arrive aux doux palais de nos bien-aimés?
Entre les deux, la transmission, l’appropriation, les essais multiples sans chance de débutant, le plaisir de se lancer sans connaître le résultat, la crainte de n’être pas à la hauteur, et surtout une envie inaltérable de continuer à faire vivre sa propre idée du goût.
Peut-on fidèlement répliquer une recette? La part de soi qu’on y met n’altère-t-elle pas avec le temps celle qui nous a été transmise? La manière dont nous la transmettons n’ajoute-t-elle pas un écart avec celle que nous avons reçue?
Le goût de nos mères deviendra-t-il le nôtre pour nos enfants?
A quels détails tient le fil ténu qui rattache une recette au patrimoine gastronomique familial?
En ce qui me concerne, il tient à la mémoire des échanges, aux tendres souvenirs de mains qui se croisent et se touchent dans le travail d’une pâte, à un ustensile tendu vers moi « pour voir si j’ai vraiment compris », à un regard qui évalue avec bienveillance, à des phrases presqu’anodines qui contiennent parfois tout le secret, à la confiance qui m’est accordée que je maintiendrai le savoir-faire vivant. Alors au-delà de la technique, de la chimie des éléments, et des gestes pesés et mesurés, l’émotion ravivée devient mon meilleur guide, traçant le chemin jusqu’à la table.
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