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Le millésime 2010 à Bordeaux selon Stéphane Derenoncourt

Par Mauss

Stéphane Derenoncourt, qui, avec son équipe de "Vigneron-Consultant" conseille une belle quantité de beaux domaines bordelais ainsi que d'autres propriétés de part le monde, est lui-même propriétaire, avec son épouse Christine, du Domaine de l'A en côtes de castillon.

Si quelqu'un connaît donc bien le bordeaux du vin, rive droite comme rive gauche, c'est lui. Et il a su garder un oeil indépendant, neuf, près de la terre, sans jamais prendre la grosse tête.

Membre du GJE, il nous a donc accordé une interview détaillant ses vues sur le millésime 2010 à Bordeaux, avec, en finale, quelques points de vue sur d'autres régions.

Nous le remercions vivement d'avoir pris ce temps de nous communiquer son point de vue - détaillé et long - sur cette très belle année 2010… qui sera plus difficile à appréhender lors des primeurs, et il nous dit pourquoi.

STEPHANE DERENONCOURT

INTERVIEW DU 16 /03/2011

Avis sur le millésime 2010 © GJE

ste

Christine et Stéphane Derenoncourt

François Mauss (F) : Alors, ce millésime 2010 ?

Stéphane Derenoncourt (S) : A Bordeaux, on a un très grand millésime mais comment l'annoncer : On ne peut pas dire que c'est le millésime du siècle parce que cela fait le 8è depuis le début du siècle et comment peut-on dire qu'il est meilleur que 2009 alors que 2008 a été un peu surcôté et que sur le 2009, tout le monde s'est « lâché »..... Qu'est-ce que nous allons dire de plus....

Un autre millésime de siècle ?

F. : Comment s'est déroulé le cycle végétatif de ce millésime : est-ce que cela a été un cycle normal ou a-t-il eu des caractéristiques spécifiques avec des hauts et des bas que l'on a pu corriger par la suite....est-ce que cela a été tout simplement un cycle exceptionnel ? Je crois qu'un cycle normal, c'est 112 jours....

S. :  Avec l'ancienne méthode, c'était 112 jours entre la floraison et la récolte. Maintenant, on cherche des vins plus mûrs et le cycle  se situe plutôt entre 115 et 120 jours. Pour 2010, cela a débourré tardivement car l'hiver a été froid, avril et mai ont été très frais. La pousse est relativement harmonieuse mais lente par rapport à d'habitude. Nous n'avons pas une pousse « coup de fouet ». Le facteur limitant de ce genre de temps est que nous arrivons sur la floraison avec un climat un peu frais ce qui provoque pas mal de coulure, notamment dans les merlots. Finalement, ce phénomène sera salutaire car cela va concentrer naturellement la récolte - quand il y a de la coulure, il n'y a pas une grosse récolte - et créer une homogénéité dans la qualité.

Il y aura assez peu de vendanges vertes à faire et la récolte est relativement bien équilibrée. Les pluies ont été régulières mais pas trop fortes, donc peu de pression des maladies et peu de traitement à faire. C'est vraiment une année « bio ». D'entrée, le potentiel de concentration est intéressant. On arrive ensuite à un été relativement chaud - mais pas trop - et à partir de la fin-juillet on amorce une sécheresse qui arrêtera très nettement le cycle végétatif.

Comme c'est un millésime peu arrosé, les peaux des raisins sont très épaisses et il va falloir une très longue maturité. L'automne magnifique que nous avons eu va permettre cette longue maturité. Le fait de ne pas avoir un soleil trop intense et d'avoir moins d'ensoleillement qu'en 2009 nous permet de « brûler » moins d'acide et de nous donner un vin beaucoup plus frais. On vendange assez tard et cela donne donc un millésime de cycle long : Il faut savoir que, quand le cycle végétatif est long, le potentiel aromatique est toujours plus grand.

F. : Il est donc plus grand dans l'intensité des arômes ou dans la diversité ?

S. : Dans l'intensité et dans la complexité. On arrive à une maturité impeccable mais toujours fraîche : il n'y a pas beaucoup de notes de surmaturité et j'ai même goûté des vins avec des notes végétales assez affirmées. La trame tannique est très forte car les peaux sont très épaisses donc beaucoup de polyphénols, beaucoup de tanins, et un niveau d'acidité assez élevée. Un peu comme en 2005.

F. : Il y a donc des similarités avec 2005 ?

S. : Oui, et Je trouve que 2009 et 2010 se comparent à 1989 et 1990 mais à l'envers. 2009/1990 et 2010/1989.

F. : On arrive en septembre-octobre , période de récolte. Comment cela se passe-t-il ?

S. :  On a un temps clément, un état sanitaire parfait et on peut se permettre de gérer des vendanges très sélectives. La magie du millésime est que nous avons à la fois un cycle très régulier avec une alimentation hydrique régulière et pas trop forte et un ensoleillement correct mais pas trop fort non plus : le feuillage travaille donc extrêmement bien, ce qui est assez rare, et le raisin monte à des degrés de sucre exceptionnels.

Un des problèmes du millésime est que le taux d'alcool est très très haut, comme l'an dernier, mais par contre, avec une dimension de gamme aromatique dans la fraicheur et un équilibre dans le ph, l'acidité, plus frais que ce que l'on a connu en 2009. 2009 est un millésime « solaire » alors que la palette aromatique de 2010  est de facture assez classique avec des arômes que nous avons l'habitude de voir à Bordeaux dans les grands millésimes : de la minéralité ( on reconnaît très bien la nature des sols dans les vins), beaucoup de fruits blancs ( abricot, pêche, dans les vins rouges), de fleurs (pivoine, iris, violette), des notes truffées dans les pomerols et on trouve, en même temps, cette puissance exceptionnelle et cette douceur apportées par l'alcool.

On a des vins construits sur la puissance naturelle avec des attaques très charnues, très grasses, un peu de sucrosité, grâce à la présence alcoolique, mais qui reste quand même soyeuse, et une deuxième partie de bouche plus classique, plus ferme, plus astringente : c'est un millésime qui sera plus difficile à apprécier par le dégustateur lambda que le 2009.

F. : Pour toi, c'est donc un vin qui est plus dur à déguster ?

S. : 2009 avait une suavité et une douceur qui permettait de déguster « bien » un bon nombre de flacons. La dégustation en 2010 est un peu plus compliquée par la forme des tanins qui sont plus classiques donc plus fermes et par les niveaux d'acidité qui sont plus fatigants pour la bouche. Cela donne au vin un côté dissocié entre l'alcool, la sucrosité et les finales légèrement citriques.

F . :  Qu'est-ce-que l'on peut donner comme caractéristiques sur les différents types de raisin : Merlot, petit-verdot, cabernet-sauvignon, cabernet-franc ? Ont-ils tous eu un heureux développement ou y-en-a-t-il un qui domine par rapport aux autres?

S. : Franchement, cette année, il y a eu du soleil pour tout le monde. Forcément, il y a une hiérarchie qui se fait dans les privilèges : les grands sols font de très grands vins et l'impact de la minéralité sur les vins est énorme. Tu reconnais vite la différence. Dans les années un peu solaires, entre un vin fait de manière un peu modeste et un peu classique, ici, sur les coteaux [en libournais], et un vin très bien vinifié dans « les bas » tu ne vois pas la différence. Cette année, c'est flagrant : Le terroir est beaucoup plus marqué car les tanins sont plus forts ; La forme des tanins est liée directement à la nature des argiles et à la roche-mère donc l'identité du sol s'imprime dans les vins beaucoup plus nettement cette année qu'en 2009..

F. : Les trois maturités du vin dont on parle habituellement : maturité du jus, maturité des peaux, maturité des pépins : étaient-elles bonnes en même temps cette année ?

S. :  Elles auraient pu l'être pour tout le monde mais ensuite, il y a des choix philosophiques qui sont fait : il y a une nouvelle mouvance avec la phobie des alcools et certains ne veulent pas dépasser un degré choisi. Ils ont ramassé des merlots à 13° - ce qui est, généralement, une excellente maturité - là, la maturité phénolique n'y était pas. Cela donne des vins un peu creux, un peu alcooleux. Mais il y en a peu, les gens ont, en général, vendangé assez tard.

F. : Est-ce qu'il fallait avoir, cette année, des attentions particulières pendant les vinifications ?

S. : C'était énorme. C'est la clé du millésime. La vigne n'a pas demandé de travail spécial cette année et c'est le millésime le plus « tranquille » que j'ai connu depuis de nombreuses années. N'importe quel débutant pouvait faire de beaux raisins car il n'y avait aucune technicité à avoir.

Par contre, quand tu rentrais aux chais avec des raisins à 14° ou 14,5° il fallait être bon en vinification. Il ne fallait pas se tromper dans la précision de l'extraction, il fallait anticiper que ce serait des fermentations très longues. Quand tu partais là-dessus, il fallait réguler l'intensité des extractions, notamment des remontages ou des pigeages pour ne pas faire des vins sur-extraits. Il fallait bien doser les oxygénations des moûts pour respecter la viabilité des levures. Il fallait faire attention aux possibles arrêts de fermentation pour ne pas être envahi par des attaques levuriennes ou bactériennes. C'était un millésime pointu à vinifier.

F. : Y-a-t-il eu des problèmes sur les malos ?

S. : Oui, bien évidemment. A partir du moment où il y a beaucoup d'alcool et beaucoup d'acidité, ce sont deux facteurs très limitant pour les bactéries. La malo a donc été très difficile à réaliser. Les primeurs, on ne le dit jamais assez, ont d'ailleurs lieu trop tôt et beaucoup de vins ne sont pas encore prêts, trop bruts. Ils vont cacher leurs qualités qui ne se dévoileront que dans un ou deux mois. Comme on a vendangé avec un mois de retard, il y a déjà un mois de décalage, sur des vinifications très longues : il y a des vins qui vont être présentés avec des malos pas encore finies.

F. : Peux-tu faire des différences caractéristiques entre rive gauche et rive droite ?

S. : La grande différence entre les deux vient de la nature des sols, notamment des argiles plus prépondérants en rive droite qui ont une influence directe sur le taux d'alcool.

Les vins de rive droite sont plus élevés en alcool que les vins de rive gauche, il y a donc une digestibilité meilleure en rive gauche. Les cabernets sur les beaux terroirs sont absolument magnifiques : on retrouve la pivoine, le poivre, le cassis, c'est fabuleux. Quand on a la chance d'avoir des parcelles de merlot sur calcaire, ici à Saint-Emilion par exemple, ou sur des graves calcaires à Pomerol, il y a des choses renversantes. Cette année, ici en rive droite, ce sont des vins plus démonstratifs, puissants et sensuels même « sexy ». En rive gauche, c'est plus axé sur la retenue, la finesse et la complexité.

F. : Peut-on dire, que cette année, à cause de la vinification difficile dont tu as parlée, on trouvera plus de différence entre les propriétés avec certaines qui feront mieux que 2009 et d'autres moins bien ?

S. : C'est difficile à dire. En rive droite, on devrait être plus homogène car il n'y a pas eu de problème de grêle comme l'an dernier où certaines propriétés avaient été ravagées. Normalement, cette année, tout le monde devrait sortir son épingle du jeu.

F. : Donc, cette année 2010 ressemble à 1989 et 2009 ressemble à 1990.

S. : Oui, je pense qu'on boira nos 2009 un peu avant nos 2010.

F. : Et les vins de 2010 se rapprochent plus aussi des vins de 2005...

S. : Exactement. 2005 a donné cette facilité et ce plaisir de goûter des vins très jeunes qui se sont complètement fermés par la suite. Je pense que 2010 aura un peu ce profil. 2009 sera ouvert plus vite car les vins sont moins acides.

F. : Comment est l'évolution des 2008 : cela correspond-il à ce que nous avions goûté ? Est-ce que cela te déçoit ou cela correspond-il à ce que tu pensais ?

S. : Récemment, j'ai tout regoûté car ce sont des vins qui rentrent sur le marché : pour moi, 2008 ressemble à 1988. C'est un millésime discret qui à mon avis, a peut-être été surévalué par Mr Parker...millésime très hétérogène, de vigneron ( il fallait savoir ramené des raisins en bonne qualité, à bonne maturité). C'est le millésime de l'amateur de Bordeaux : l'équilibre est parfait- pas trop d'alcool- une belle acidité, une belle fraicheur, une gamme aromatique développée, un potentiel de garde énorme et une certaine réserve que l'on peut trouver dans les bordeaux jeunes . Il donne envie d'attendre. C'est vraiment un millésime que j'adore.

F. : Donc, si on résume : 2005, grand millésime de garde , il faut encaver et attendre. 2006... ?

S. : Personnellement, c'est un peu le millésime que j'aime le moins depuis 2002. On l'a mis au niveau des 2004, à mon avis, il en est loin.

F. : Cela me fait plaisir car j'adore les 2004....

S. : Moi aussi. Ils ont été sous-évalués derrière 2003 et avant 2005, les pauvres, mais aujourd'hui, ils se goûtent très très bien. Je ne suis pas un fan des 2006 : je les trouve un peu linéaires, un peu acidulés et ils manquent un peu de galbe et un peu de courbe. A la limite, je préfère les 2007..... millésime facile, gourmand, qui était sympa. C'est un millésime vendu un petit peu cher, c'est là son principal défaut.

Pour 2008 que j'adore, il faut être très sélectif : c'est plus, je pense, un millésime rive droite. Il y a beaucoup plus de fermeté dans la rive gauche mais il faut voir avec le temps : si on aime les vins de 15 ans d'âge, il y aura aussi des choses merveilleuses.

F. : Et 2009 ?

S. :  C'est le millésime qui ressemble à 1982. Il sera bon tout le temps. 2010 est un vin de garde, comme 2005, qui a la structure pour tenir longtemps et qui, par sa complexité, devrait surpasser 2009.

F. : On sait que, maintenant, tu travailles dans toute la France. Pour 2010, peux-tu nous dire quelque chose sur le Rhône, la Loire...ou as-tu eu des échos ? le millésime est-il magnifique partout ?

S. : Je ne crois pas. Je crois que c'est un millésime exceptionnel pour Bordeaux. La Bourgogne a été plus arrosée notamment sur la fin du cycle : c'est un très bon millésime mais je ne crois pas que l'on puisse parler de millésime exceptionnel. Pour le Rhône, c'est un joli millésime mais qui n'égalera pas 2009. La Loire, c'est une belle année : les blancs sont magnifiques, notamment les Savennières et les rouges sont très beaux aussi. C'est toujours pareil, ils pouvaient laisser mûrir les raisins. En voyageant un peu, je me rends compte que quand le millésime est grand à Bordeaux, il est, en général, dans la tête des consommateurs, bon partout. Ils ne cherchent pas à savoir si il y avait une différence selon les régions. Bordeaux est la locomotive médiatique. C'est évidemment moins évident dans la niche des grands amateurs et des gens qui connaissent le vin car, Bordeaux, par l'attitude commerciale des premiers crus, devient une appellation un peu boudée par les grands restaurants au profit d'autres appellations. C'est dommage mais c'est comme ça.

F. : L'Argentiera, dont tu t'occupes, en Toscane....comment était-ce cette année ?

S. : Très très beau millésime. C'est une appellation assez récente et un peu compliquée - Bolgheri - avec des sols très hétérogènes. Dès qu'on se situe dans les calco-schistes, on a des notes aromatiques dans les rouges, dans les cabernets sauvignons, qui peuvent évoquer les rieslings. C'est impressionnant. Et ça, on l'a à l'Argentiera.

F : Et, ce que tu fais dans les « pays exotiques » : Inde, Syrie, Liban ?

S. : En Syrie, On a fait un millésime magnifique : le plus beau que l'on ait réalisé bien que cela soit un projet encore jeune. Au Liban, cela a été très difficile : Juste avant les vendanges, il y a eu des vents à 45° qui ont déshydraté les raisins. On a dû donc ramasser avant d'avoir atteint une bonne maturité. Cela a été un peu compliqué et ce n'est pas le grand millésime. En Italie, Bolgheri, donc, très bien mais à l'intérieur cela a aussi été plus dur car nous avons eu de forts orages juste avant les vendanges notamment dans le Chianti.

En Espagne, très beau millésime en Ribera del Duero et Toro.

Un autre millésime très intéressant, c'est la Californie : c'est un millésime plus bordelais que les bordelais n'ont fait. Il y a eu beaucoup de pluies et nous avons ramassé des raisins qui sont arrivés naturellement à 14° ce qui n'est rien là-bas. Il faut savoir que les jeunes vinificateurs, quand ils arrivaient aux chais avec des raisins à 14°, ils chaptalisaient! Ils n'ont jamais connu cela car, en général, les raisins arrivent habituellement à 15° ou 16°. Voilà, cela sera intéressant de voir la position des critiques sur ce millésime qui pour moi, est frais, parfait, équilibré.

Un grand merci à Stéphane pour cet éclairage complet sur le millésime 2010 à Bordeaux.

Qu'il me soit permis également de remercier Madame Mauss qui a transféré, écouteurs aux oreilles, cet interview enregistré en bonne et due forme sur Mac.

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PS : un mien ami (oui, j'en ai encore), me signale que les Sages de Gevrey ont décidé de ne plus présenter leurs vins en primeur, et ils ont un argumentaire solide, sérieux et surtout vrai. ICI . Merci à mon pote !


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