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Les dégustateurs du Roi - épisode 1

Par Daniel Sériot

    Les différentes résonances qui proviennent des claquements de talons, des coups de canne, des crissements des parquets et des grincements des lourdes portes qui s’ouvrent à l’instant sur le grand Salon du Roi font se lever avec précipitation et afféterie pour beaucoup d’entre eux, les membres de la Commission d’Etudes Œnologiques.

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    Le Roi entre, suivi du grand chambellan de France, et du Grand Bouteiller. Plusieurs officiers de l’échansonnerie pointent avec orgueil leurs mentons au-dessus de plateaux chargés de Baccarat et de bouteilles, toutes de forme bourgogne.

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     La séance de dégustation de ce jour doit permettre de sélectionner les vins qui seront offerts à l’occasion du banquet organisé en l’honneur de la Délégation Moscovite, venue demander le soutien du Roi pour le Tsar.

      La difficulté pour nombre de dégustateurs présents est d’être en conformité de goût avec le Roi, qui bien évidemment donne son appréciation le dernier. Tous ont en mémoire le triste sort du Comte d’Habans qui dut s’exiler en sa campagne bordelaise, et qui, en guise de suicide, s’alcoolise depuis de Petrus. Le Comte d’Habans avait hélas déprécié un Mouton-Cadet 1645, grand millésime devant l’éternel, que le Roi avait trouvé friand et délectable.

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      Le Roi prend place à la tête de la longue table ovale de la Salle du Conseil, et sans qu’il ne prononce le moindre mot, dans un silence plutôt pesant, les officiers servent à chacun le premier vin.

    A sa droite, Hubert Albault de Bourgy, inféodé au puissant Cabernet franc de Loire, incapable ou presque d’apprécier tous ces vins de Bordeaux qui se ressemblent, transpire des fesses dans sa rhingrave : le cercle injurieux d’une supposée incontinence se marque sur le velours de son fauteuil…

     Ensuite, Alphonse de Tanus ne peut quant à lui bien discerner le bon du mauvais. Il a l’art des longues circonvolutions douteuses dont on ne peut tirer de certitudes sur le goût exprimé. Ainsi une daube est-elle un vin douceâtre, caressant et dédaigneux tout à la fois, aux motifs exaltés de fruits baroques car surmûris, confinés dans le soyeux de tannins polis mais présents, pour ne pas dire impressifs. Ainsi un nectar est-il un vin caressant, quoique dédaigneux en un milieu de bouche plutôt douceâtre, marqué de tannins polis, au goût de fruits très mûrs, baroques par conséquent, davantage retenus dans une finale qui modifie quelque peu le soyeux d’une légère impressivité…


     Alphonse de Tanus gagne ainsi toute la considération du Roi, qui n’ose trop approfondir le sens précis de ses ambages incompréhensibles, et tout le mépris des courtisans, qui savent la nécessité de ces feintes et de ces tactiques captieuses.

     Après lui, Adhémar du Chalo Saint Mars, jeune courtisan, qui se gausse de son noviciat, le rendant nécessairement victorieux de ses trouvailles pourtant fortuites, nécessairement excusable de ses bévues, pour le Roi. Pour les autres dégustateurs, ses erreurs vénielles ont le venin des fautes impardonnables.

     Vient encore Nathanaël de Keriec, jeune hobereau, nouvelle coqueluche du Roi, lequel vient de lui accorder cette charge de rédacteur au sein de la Commission d’Etudes Œnologiques. De Kériec se pique d’élégance et s’engonce dans des rubans, des passementeries ornées de bouffettes, selon les derniers usages de la Cour. Sa récente notoriété tient justement en ses nombreux accoutrements que d’aucuns tentent d’imiter. On s’habille à la Kériec, on parle à la Kériec et même on déguste à la Kériec, car il est considéré qu’il est des goûts du vin comme des goûts vestimentaires, selon la mode d’un moment, et justement, un vin est forcément bon, si Kériec l’aime.  

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     A gauche du Roi, faisant face à Hubert Albault de Bourgy,Valère Epernon de Neuville, piètre dégustateur qui s’ignore ou la prétention faite homme. Il est doué d’une mémoire impressionnante de la liste des vins attestés comme les meilleurs du   moment, avec leurs caractéristiques. Il est donc capable d’une redoutable précision d’analyse, sitôt qu’il sait ce qu’il déguste.

     A ses côtés, enfin, Joseph d’Ornatan, dont l’avis toujours péremptoire finit forcément par être celui de toute l’Assemblée, est considéré comme un grand dégustateur. Le nez toujours plongé dans l’orle du verre, il laisse rarement échapper les indices sur la qualité des vins. Son avis est toujours attendu comme un oracle, sur lequel on forge son opinion, et sitôt qu’il se met à commenter, tous tentent de transcrire et ce ne sont que légères abrasions des plumes sur les papiers, qui accompagnent frénétiquement ses paroles…

La séance de dégustation commence.

Dans un silence pesant.

Alphonse de Tanus hésite… entre réelle picrate ou bon vin. Il se met donc à la recherche de la description consensuelle.

Valère Epernon de Neuville ne supporte pas ce vin. L’angoisse lui serre le gosier, quelques gouttes de sueur coulent dessous sa perruque, il n’ose trop regarder le Roi, voudrait feindre l’aisance.

Joseph d’Ornatan, est en pleine rédaction. Le papier crisse sous la plume agitée, frénétique de celui qui juge le vin comme une hérésie tant l’élevage est malmené. Le vin présenté est d’une couleur rouge plutôt très soutenu. Il se respire un fruit dense, hélas masqué par des odeurs difficiles, disparates, de vieux chênes, de feuilles mouillées, qui dissocient la palette aromatique. La bouche n’est guère plus avenante : les tannins dans la finale gagnent en rugosité et amertume.

Hubert Albault de Bourgy s’inquiète. Presque certain que ce ne peut être un vin de Loire, il espère pouvoir dire tout le mal qu’il en pense.

Adhémar du Chalo Saint Mars se délecte assez de ce vin. Bien sûr, il saura lui trouver quelques défauts au besoin.

Nathanaël de Keriec trouve que le côté atypique du vin pourrait faire sensation…

Comme l’établit le protocole, le Roi s’adresse seulement à l’un des Commissaires pour entamer le tour de table, à l’issu duquel il peut être quelques disgrâces fatales.

Pour ce premier vin, le choix se porte sur…

...Adhémar du Chalo Saint Mars!

  Avec une réelle insouciance qui stupéfait l’assemblée, il annonce donc aimer ce vin. Le Roi décide de ne pas le soumettre à la question.

Pour Nathanaël de Kériec, une chance est à saisir.

« Sire, le vin est d’une grande douceur tannique. Nous avons un vin de grand niveau.

-   Où situeriez-vous son vignoble, Monsieur de Kériec ?

-   Me risquerais-je en évoquant le bordelais ? »

Valère Epernon de Neuville se trouve bien embarrassé :

« Sire, je crois le vin issu du bordelais. J’approuve Monsieur le Marquis de Kériec. Nous devrions d’ailleurs procéder à la négociation de l’étiquette. »

La stratégie renarde de Valère d’Epernon de Neuville est particulièrement habile, puisque contre toute attente, le Roi demande au Grand Bouteiller de désigner la bouteille.

L’annonce se fait théâtralement :

« La Fleur Caillouteuse, vin du fronsadais, de Sieur Paulus du Barreau, vinifié selon les toutes nouvelles méthodes expérimentales de biogravitation, mises au point par un illustre physicien anglais Sir Isaac Newton. Cette méthode consiste à laisser tomber le raisin, dès sa coupe, à terre, car voyez-vous, les lois de la Gravitation Universelle expliquent qu’il est une énergie qui nous aimante au sol. Voilà pourquoi nous marchons et pourquoi nous ne volons pas.

-Mais, voilà qui est prodigieux, tente de dire Hubert Albault de Bourgy qui éprouve un réel soulagement, car ce ne pouvait être un vin de Loire. Je n’y pensais point. Nous marchons, c’est exact !

-Mais, ce n’est pas tout, poursuit le Grand Bouteiller du Roi. Sieur Paulus du Barreau met en cuve par gravité. Tout se fait par gravité. Et le vin se verse par gravité. Vous buvez même par gravité…

-Je crois vraiment avoir bu aujourd’hui un des meilleurs vins des vignobles de la Rive Droite de notre Gironde, interrompt, exalté, Nathanaël de Kériec. »

Le Roi semble acquiescer. Un léger plissement d’yeux accompagne une petite contorsion des lèvres approbatrices.

Nathanaël de Kériec en a le souffle coupé. L’émotion est à son comble. Une érection distend sa culotte.

Joseph d’Ornatan, que le vieil âge prédispose déjà à la retraite loin des fastes de la Cour, n’est pas tant sensible aux faveurs du Roi. Toutefois, préférant son château de Talmay à celui de la Bastille, il prend le parti sage et prudent de ne pas le contrarier.

« Sire, je crois que le vin mérite qu’on s’y intéresse. Nous pourrions envisager d’imposer à notre vigneron qu’il soigne l’élevage des vins. Qui sait ? Nous serions alors peut-être en présence d’un très grand vin. »

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Dès lors, à l’entendre, Hubert Albault de Bourgy et Valère d’Epernon de Neuville vivent un drame intime terrible, les grandes afflictions que Dieu envoie, un déchirement d’une réelle atrocité : savoir qu’on a pu approcher une certaine vérité du vin, être en accord avec un grand dégustateur et devoir feindre pour sauver son rang, sa fortune…

Alphonse de Tanus ne peut s’empêcher d’acclamer la suavité et la délicatesse tanniques du maintien en bouche, tissant dans ses rets le fruit mûr aux parfums de cerise, de myrtille et de cassis, prolongeant dans les ultimes soubresauts de sa finale, grâce à une puissance maîtrisée, la complexité des notes épicées et florales..., même si ce n’est pas tout à fait ce qu’il avait écrit.


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