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Gloire aux Anciens: Martial Solal & Lee Konitz en duo à Paris

Publié le 10 septembre 2012 par Assurbanipal

Martial Solal : piano

Lee Konitz : saxophone alto

Paris. Vendredi 7 septembre 2012. 20h.

Exquises lectrices, délicieux lecteurs, je chanterai aujourd’hui la gloire des Anciens. Il ne s’agit pas ici de prendre parti dans une querelle des Anciens et des Modernes puisque, grâce aux Dieux, et aux Muses elle n’existe plus dans le Jazz depuis que Louis Armstrong a chanté du Albert Ayler. Il s’agit simplement de rendre hommage à deux musiciens, tous deux nés en 1927, le premier à Alger, le second à Chicago, Martial Solal et Lee Konitz. Complices depuis 1968 et un enregistrement à Rome, ils sont aujourd’hui parvenus, privilège de l’âge, à un détachement qui leur permet une maitrise de leur art sans autre fin que de servir la Beauté. L’âge, 85 ans, n’a ni bridé leurs capacités physiques d’expression ni freiné leur imagination. Il leur a simplement permis de se passer des effets de virtuosité, d’esbroufe, de démonstration qui parasitent les discours de tant de musiciens plus jeunes. Comme la confection d’une robe de haute couture, leurs interprétations des standards partent de beaucoup de tissu (70 ans de carrière professionnelle pour chacun, ça donne du bagage pour voyager) pour aboutir à des chefs d’œuvre qui ne font pas un pli.  Ce miracle, renouvelé à chaque concert, de l’échange entre deux personnalités irréductibles aux discours absolument uniques et inimitables, il m’a été donné, avec quelques spectateurs privilégiés, d’y assister. Ca a commencé comme ça.

Un standard. Ils commencent ensemble. Lee Konitz doit se chauffer. Pas Martial Solal qui plonge tout de suite dans cette ballade. Ils jouent sans micro ni partition. Ils ont dû convenir d’un programme, d’un ordre des morceaux au départ. Pour le reste, ils donnent libre cours à leur fantaisie. Ils descendent en même temps dans les graves et fusionnent. Martial Solal est toujours aussi clair, tonique dans son jeu. C’était « Solar » (Miles Davis), morceau qui inspira son nom de scène, MC Solaar, à Claude M’Barali.

Martial Solal

La photographie de Martial Solal est l'oeuvre de l'Irrésistible Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans l'autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.

Une autre ballade. « I remember April ». Vu l’âge de ces Messieurs, 170 ans à eux deux, je le rappelle, leur vivacité d’esprit et de geste est un exemple à suivre. Pour le spectateur, c’est comme voir du slalom parallèle. Leurs arabesques sont fascinantes à suivre mais, ici, il n’y a pas de compétition. Ils partent et arrivent en même temps en suivant des chemins différents. En septembre, c’est le moment de se rappeler avril qui reviendra au printemps prochain.

« Darn that dream ». Ils restent sur des ballades. Des standards de leur jeunesse (années 40-50) mais ils arrivent toujours à faire du neuf avec du vieux. C’est la liberté au sein des codes qu’ils ont eux-mêmes créés. Ils jouent sans micro ce qui rend le son plus chaud, plus net. Aucun risque de grésillement. Martial Solal occupe le terrain, ne négligeant rien, offrant un tremplin aux envolées de Lee Konitz.

Un standard dont le titre m’échappe. Ca va vite. Le flambeau passe de Martial à Lee et vice-versa sans jamais retomber ni s’éteindre. Logique en période olympique. Deux très fortes personnalités se confrontent sans s’affronter. Un petit final gag dont Martial Solal a le secret.

« Invitation ». Ils explorent l’art de la ballade quoiqu’ils ne jouent pas lentement. Même sur tempo rapide, ils semblent au ralenti tant ils maîtrisent leur sujet. Ils sonnent toujours frais, neuf sur des thèmes qu’ils explorent ensemble ou séparément depuis des décennies. Respect ! Martial remplit les espaces que laisse Lee mais sans déborder. C’est de la dentelle fine mais virile.

Lee Konitz

La photographie de Lee Konitz est l'oeuvre de l'Irréductible Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans l'autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.

« Stella by starlight ». Lee Konitz commence seul. Les notes prennent de l’épaisseur. Il les pétrit dans le grave de l’instrument. Martial Solal entre subrepticement dans le morceau sans attendre la fin du chorus. Toujours cet effet de surprise qui lui est si cher. Dire qu’une de mes grand-tantes, Juliette, a dansé au son du piano de Martial Solal à Alger en 1947 (elle s’en souvient très bien et Martial se souvient de cet engagement où il jouait des tangos et des paso doble) et que je l’écoute à Paris, en 2012, soixante-cinq ans après, toujours frais, créatif, maîtrisant physiquement et intellectuellement son instrument.

« Round about midnight ». Martial attaque, Lee lui répond. Ils me font redécouvrir ce thème, que je crois connaître par cœur. Nom de Zeus, que c’est bon !

Un air plus rapide. Un standard dont le titre m’échappe. Ils improvisent, échangent, se répondent, s’amusent comme des gamins et nous avec eux.

Ils font semblant de partir puis reviennent. « Take the A train » que j’ai entendu une fois joué, pas trop mal au sax ténor, dans les couloirs du RER A à la station Charles de Gaulle-Etoile. Ca swingue sans basse ni batterie. Un swing qui leur est personnel, unique et inimitable. Ils sont partis très loin et pourtant le thème est bien là, sous-jacent. Le swing aussi. Le final qui tue.

Ils quittent la scène. A force d’applaudissements, Martial Solal revient seul sur scène. «  Le saxophoniste est fatigué. Je vais vous jouer un petit truc pour vous calmer » nous explique t-il. Il s’agit d’une variation très personnelle sur « Happy birthday to You ».  Un nouvel exemple de la véracité de la pensée de Barney Wilen : « Le Jazz, ça consiste à transformer le saucisson en caviar ». Seul, Martial Solal peut prendre toute la place qu’il veut. La musique devient une cascade de notes, fraîches, claires, mobiles.

Je laisse les gérontologues expliquer comment Martial Solal et Lee Konitz peuvent jouer à ce niveau à leur âge. Ils s’étaient déjà échinés sur le cas de Benny Carter qui soufflait toujours avec brio dans son saxophone à plus de 90 ans (Un nonagénaire fait du neuf avec du vieux comme disent les mots croisés). En tant que mélomane, je n’explique pas cette merveille. J’en jouis. Le duo Martial Solal& Lee Konitz est à mon avis aussi important dans l'histoire du Jazz que ceux de Louis Armstrong&Earl Hines, Charlie Parker&Bud Powell, Herbie Hancock&Wayne Shorter. Il s'agit d'une révolution dans la discrétion. De plus, aucun des deux ne prend le pas sur l'autre. Bref, chacune de leurs créations est un moment rare et précieux et je remercie les Dieux et les Muses d'avoir pu en profiter, avec Mademoiselle F, le temps d'un concert, un soir de septembre à Paris.

Ci-dessous Lee Konitz et Martial Solal improvisent ensemble lors d'un concert à Berlin en 1980. Il y a le son mais pas l'image. Fermez les yeux et laissez vous emporter, lectrices rêveuses, lecteurs songeurs.


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