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Dans ma cabane une platine # 24

Publié le 26 février 2014 par Euphonies @euphoniesleblog

 

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Dans ma cabane une platine # 24

"Le barbare c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie." On s’étonnera de trouver une allusion à Levi-Strauss dans ces pages virtuelles, éphémères et dérisoires. Pourtant, quand je lis certaines critiques musicales, quand je consulte les forums, quand je lis les réponses aux mêmes critiques, quand je m’annule dans les dialogues des réseaux sociaux, souvent je pense à cette réflexion de l’anthropologue : « L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. ».

Qu’est-ce à dire ? Qu’il règne un sacré bordel dans le petit monde de la réception musicale ? Cela serait bien trop court et approximatif. Cependant, malaises il y a, installés pour durer. Et je vais tenter de livrer quelques pistes de réflexion, d’abord pour me convaincre moi-même qu’on peut y voir plus clair.

Pour cela, je passerai d’abord par mon parcours personnel : je ne suis pas né dans une famille de musiciens, encore moins d’intellectuels. Enfant j’ai longtemps ignoré qu’il existait déjà des goûts de distinction. J’ai connu l’Eden si l’on peut dire, qui consistait à sortir les caisses de vinyles de ma mère et à brancher le pick-up. Le mercredi après-midi, tout y passait au gré d’une pochette attrayante, d’un titre séduisant. C’est ainsi que j’ai découvert les Beatles, Ennio Morricone, Verdi, Cerrone. Mais aussi Annie Cordy, Stone & Charden, Daniel Guichard, Claude François. Chez moi on n’écoutait pas Brassens Brel ou Brassens. Chez moi on ne connaissait pas Led Zeppelin, King Crimson ou Pink Floyd. Peu importait puisqu’il y avait de la musique et que c’est sûrement la raison pour laquelle j’en consomme encore autant aujourd’hui. Tout était bon à prendre, un disque en valait un autre à partir du moment où j’avais plaisir à l’écouter, à le réécouter.

Puis vint le collège, le lycée : à chaque génération ses différences, à chaque génération le retour du même. Les mêmes castes, les mêmes moyens de se démarquer en intégrant. Métal, Reggae ici, Pop-rock, Funk là. Le jazz et la chanson française viendraient bien assez vite. L’idée bien sûr étant de dire j’existe. J’écoute donc je suis. Internet n’existait pas encore mais MTV abrutissait déjà les consciences socialement aisées de ses rotations infernales. Et aujourd’hui bon nombre des voix (légitimes) au chapitre de la critique en ligne sont ces enfants de la génération déconnectée. Ceux qui ont fait la queue devant le disquaire pour un Smiths, ceux qui ont économisé pour New Order à Liverpool en 86.

Les années de cette génération laissent des traces, et bavent aujourd’hui sur le nouvel ordre du monde musical, ultra connecté, ultra violent, ultra postmoderne (si ce terme a encore le sens que je lui accorde) : un monde où l’art se télécharge par paquets de bits, un monde où le disquaire est en voie de muséification, un monde où les prescripteurs professionnels deviennent une autre forme de pote chez qui on découvre une chanson sympa, un disque essentiel. Et tout à coup, c’est la panique. Pendant des décennies tout était simple, on écoutait Lenoir, on lisait les Inrocks, on allait au concert et puis on achetait. Maintenant on télécharge, on écoute plus ou moins, et parfois on complète, on confirme au mieux à coups de Magic RPM, de Mowno de Pitchfork. Le cd s’est cassé la gueule, le vinyle colmate les failles par le soutien d’une niche nébuleuse. On va encore au concert, dernière messe qui sert toujours les intérêts (avec inflation) des artistes comme des fans, dernier refuge de cette génération en manque de sacré, de distance.

Mais la panique vient de là : de ce grand chamboultou qui a progressivement éliminé les intermédiaires. Quand j’étais ado, avant de travailler moi-même pour un disquaire, je considérais comme un ultime privilège d’être en présence d’un représentant Sony ou BMG. Je considérais comme faveur le fait de posséder un album deux jours avant les autres. L’artiste était un être sur scène, à la TV, dans les magazines. Le disquaire, le journaliste étaient des demi-dieux parce qu’ils en étaient. Je ne pouvais découvrir que dix artistes par mois et en acheter deux. Et encore, parce que j’étais passionné. Aujourd’hui malgré les résistances, l’intervalle entre artiste et consommateur se réduit, se transforme voire se pervertit. Je peux écouter et virtuellement posséder en une journée ce que j’ai mis deux ans à acheter dans les années 90. On peut écrire sur le mur de François & The Atlas Moutains ou Florent Marchet, on peut contredire n’importe quelle critique avertie ou profane dans un encart de 200 caractères, on peut ouvrir une page, un blog, sa gueule sur n’importe quel artiste ou phénomène référencé par Google. Et de là vient la panique, issue de cette « situation inattendue » qui incite  « à répudier purement et simplement les formes culturelles (…) esthétiques ». Autrement dit, Internet et son corollaire, la médiatisation / consommation de masse, en reléguant les experts au rang de rois mourants, a ouvert un boulevard au tout venant des visiteurs d’un soir, voire d’une minute.

D’aucuns crieront au miracle d’une nouvelle démocratie. Pourquoi après tout laisser le diktat du bon goût aux journalistes, aux initiés, aux labellisés ? Quelle utopie enfin atteinte d’un monde où tout le monde peut y aller de son commentaire, où tout le monde peut prescrire à tout le monde sur tout le monde ? Après tout, comme il est entendu par certains, la musique, contrairement à la peinture ou à la littérature, n’est pas affaire de culture mais de sensibilité. Et pour pasticher Churchill, ce domaine est trop important pour le laisser aux spécialistes. Voici donc venu le temps, non pas des rires et des chants, mais de l’avis, de la sélection, du jugement pour tous. Merveilleux univers où chacun peut avoir son quart d’heure de gloire en déterrant tel ou tel flutiste inconnu, tel ou tel chanteur exotique, pour le livrer à la face du monde.

Bien entendu, l’utopie a son envers, et il faut accepter la nouvelle donne démocratique. Celle des sarcasmes faciles, celle des égos mal embouchés, celle des jugements à l’emporte pièce. Pour avoir fréquenté et lu bon nombre de conversations Facebook sur la question, je suis pris de vertige par la vitesse avec laquelle une horde de contempteurs du dimanche ont fait des réseaux sociaux leur nouveau terrain de nuisance. Le phénomène n’est pas nouveau mais le web a fini par niveler, souvent par le bas, la qualité d’une critique. Pourquoi prendre le temps de construire un argumentaire, quand il est si valorisant de détruire d’un mot un effort musical ? Tout cela n’aurait pas d’importance s’il ne s’agissait que de phénomènes isolés. Pour revenir au collège, quand j’écoutais Queen ou Dire Straits, il y avait toujours une voix pour me dire que je n’avais rien compris, que c’était de la merde, et me montrer le chemin de la rédemption. Qu’est-ce qu’on s’en foutait. Aujourd’hui, ce sont les mêmes, réguliers et semble-t-il no life, qui polluent nos murs blancs et bleus avec persévérance : cinq fois, dix fois par jour, ils feront entendre à qui veut bien les lire que F**** pue du cul et que Stro*** a vendu son âme au diable. Avec une telle force de rhétorique, difficile de lutter.   

Et puisqu’il n’y a plus personne aux commandes, c’est la foire d’empoigne. Un autre abondera dans son sens, un autre vouera aux gémonies celui qui, un autre en appellera au droit au divertissement sans limites, un autre fera un bon mot, un autre théorisera, un autre nuancera, et puis la conversation mourra dans les limbes d’un giga disque-dur pour mieux rebondir ailleurs, plus coriace, encore plus intransigeante. En ces temps où il y tant de pilotes dans l’avion, on est en droit de se demander qui accepte encore d’être simple passager.

Vous ? Moi ? J’ai lu récemment un commentaire intelligent (car oui, au milieu de ce fatras subsistent de fins commentateurs, des amuseurs célestes) qui rappelait que tout cela n’était que préoccupations égotiques d’amateurs consanguins. Et tout d’un coup, je respirais.

Je n’aurais pas dit mieux. Parce que, dès lors que je m’extirpe de cette bulle délétère, dès lors que je discute musique avec un collègue, un voisin, un convive, je prends la mesure de toute cette vanité, de toute cette fatuité. Un tel me confie sa récente découverte d’Antony & the Johnsons. Un tel m’avoue sa joie immodérée à l’écoute de Shaka Ponk. Un tel me demande si je connais Fleetwood Mac ou Lou Doillon. Sans en faire une raison de vivre, sans le porter comme un étendard. Certains se feraient étriper sur le net parce qu’ils frétillent au son de Get Lucky, parce qu’ils s’éclatent sur la Compagnie Créole, parce qu’ils découvrent seulement maintenant Radiohead. Parce qu’ils s’en foutent de savoir que Blurred Lines emprunte à Marvin Gaye,  parce qu’ils enchainent dans leur ipod Dominique A et Dalida, Foals et Foreigner, parce qu’ils ne savent même pas qui est Elliot Smith, Pharell Williams, Brian Eno. Parce qu’ils s’en branlent de savoir que U2 est passé de mode, que Francis Cabrel est innommable, que Woodkid divise sur la toile. Et en transposant, je leur donne bien raison : combien, parmi tous ces dictateurs du bon goût mélodique, sauraient survivre face à un spécialiste de Naim June Paik, un défenseur du déconstructivisme, un zélote de Marcel Wanders quand on ne connaît que la chaise Ikea ? En s’ouvrant un peu, on n’a de cesse de relativiser. Cela ne veut pas dire tout cautionner au risque de se perdre soi-même dans un relativisme absolu et intenable. Cela veut dire qu’un fan de Fauve a le droit de ne pas connaître Diabologum, qu’on peut aimer Michel Delpech ET Rubin Steiner, qu’on peut détester Sardou pour l’homme et s’abandonner au Connemara le temps d’une beuverie bretonne, qu’on peut ignorer le terme post-rock et adorer le générique des Revenants. La seule mission publique de tout passionné devrait se consacrer au partage éclairant. A la noble tâche de passeur : si tu aimes A connais-tu B ? Sans retour sur investissement ni discrimination vaine. Rassurez-vous, moi aussi je hais, conspue, déteste. Mais je ne perds pas inlassablement mon énergie à vouloir convaincre les autres.

Oui, le barbare c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. Celui qui croit qu’en dehors de son goût, de son éducation musicale point de salut. Ce n’est pas une question de divertissement vs culture. C’est une question intime de hasard et curiosité, de rencontres avec des chansons faites pour les nerfs, des albums pour l’âme. Quand je libère une tension sur les Gipsy Kings, quand je larmoie sur Nick Drake, quand je m’éprends du dernier Kanye West, je n’attends jamais des autres qu’ils me contredisent. J’attends simplement une parole qui me dise : tiens, et ça, tu connais ?  

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Raymond Depardon - San Clemente - 1979


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