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Primeurs 2013 à Bordeaux (4) : supplique à la critique

Par Mauss

Trop brève rencontre hier avec Michel Bettane, dont les ancêtres devaient certainement faire partie du Sénat romain sous Auguste : majesté du geste, ampleur du discours, vérités de commentaires particulièrement sensés. Il manquait la toge. Ce n'est pas exclu pour le futur :-)

Du coup, cela a réveillé chez bibi un thème qu'on a sans doute abordé dans le passé mais qu'on va reformuler ici.

Le système de notes : relatives ou absolues ?

Tous les amateurs savent que la critique, dans ses rares moments de lucidité et de sagesse, reconnaît qu'un 90 en bordelais, ce n'est pas la même chose qu'un 90 en beaujolais.

Bien. Acceptons ce principe car impossible de citer  un seul critique qui avouerait noter dans l'absolu, à savoir qu'un 90 mis dans un petit millésime de Provence pour un vin bien réussi peut se comparer - qualitativement parlant - à un 90 de rive gauche dans un grand millésime.

Donc, allons plus loin. Il faut noter préalablement à toute analyse d'une région la qualité du millésime telle qu'elle apparaît au critique.

Ainsi, sur une échelle de 5 *, on peut imaginer que pour le 2013 en rive droite, les rouges méritent un **(*) en précisant que ce sont des vins sur le fruit, sans potentiel de bon vieillissement au-delà de 10 ans, quand bien même, comme chaque fois, il peut y avoir des exceptions.

Et toujours dans le cas du 2013, écrire que les blancs secs en Pessac-Léognan méritent un *****, ça donnera une autre envergure aux notes qui seront mises sur ces vins, effectivement très beaux dans cette année particulièrement délicate pour les rouges.

En conclusion, et en fonction de cette hiérarchie simple sur 5 étoiles, il est bien plus facile pour le critique de noter les vins sur son échelle habituelle du style entre 80 et 95 points.

Maintenant, la sagesse pouvant accompagner le grand âge, les amateurs doivent exiger des critiques une certaine modestie, à savoir donner plutôt une fourchette de notes ou même une répartition (mot plus juste que hiérarchie pour ce fait) à la Grand Jacques qui est, en tout cas pour bibi, de loin la présentation la plus intelligente des primeurs bordelais, du style  :

Vins d'exception

Très grands vins

Grands vins

Les découvertes du millésime

Les surprises du millésime

Les déceptions du millésime

Et ceci, après avoir largement donné un point de vue sur le millésime tel qu'il le fit pour le 2002 reproduit ci-dessous comme exemple,sous son © :

MILLESIME 2002 A BORDEAUX
Les données climatiques
Un hiver sec et un début d’année plutôt doux par rapport à la moyenne saisonnière sont les deux  faits marquants des premiers mois de 2002. Le débourrement fut précoce, favorisé par ces conditions initiales et les mois de mars et avril également plus secs que la moyenne des dernières années. Si la sortie fut abondante, les pluies régulières du mois de juin provoquèrent une coulure importante ainsi que du millerandage sur les merlots et, dans une moindre  mesure, sur les cabernets francs. La floraison fut donc hétérogène en fonction des cépages et de la précocité des parcelles. Le début de l’été ne fut guère enthousiasmant avec des mois de juillet et d’août plutôt frais, moyennement ensoleillé et assez pluvieux, avec comme conséquence une véraison hétérogène. De plus, de telles conditions climatiques sont, on le sait, favorables au développement du botrytis. Fin août, les mines étaient plutôt sceptiques concernant l’avenir de ce millésime. De nombreuses propriétés avaient pourtant privilégié le choix qualitatif en mettant en œuvre d’importants moyens au niveau du vignoble (éclaircissage, effeuillage, etc.). Dans un millésime difficile et contrasté comme 2002, ces efforts ont sans doute permis de faire la différence au final. En effet, après un été mitigé, septembre fut radicalement différent. Dès le 9 septembre, un temps beau et sec s’installa durablement sur la Gironde, accompagné d’un vent du nord-est qui vint contrecarrer les velléités du botrytis. En outre, ce régime très venté a favorisé une concentration des raisins par dessication. Des journées ensoleillées, un régime de vent du nord-est à l’effet particulièrement bénéfique, des nuits fraîches idoines pour préserver la finesse et la fraîcheur du bouquet, tel était le scénario sur lequel personne n’aurait osé parier un mois auparavant. Certes, on a pu noter aux alentours du 20 septembre un régime d’orages ainsi que quelques foyers de grêle irrégulièrement répartis mais, en conclusion, on peut parler d’un mois de septembre quasi idéal qui a permis de faire la différence au final, sauvant un millésime qui, fin août, paraissait quelque peu compromis. Le comparatif des conditions climatiques qui ont prévalu du 11 septembre au 10 octobre 2002 est à cet égard tout à fait éloquent et confirme le caractère exceptionnel de ce mois de septembre tant sur le plan de la pluviométrie que de l’ensoleillement. Voir ci-dessous.
Les vendanges
C’est presque devenu une habitude à Bordeaux, toute la stratégie du viticulteur consiste à attendre la maturité idéale du raisin tout en composant avec un climat souvent capricieux à cette période de l’année, ponctué fréquemment par des pluies d’équinoxe. En 2002, comme on l’a vu ci-dessus, les conditions du mois de septembre et d’octobre furent beaucoup plus sereines. Presque un paradoxe au moment où de très nombreux vignobles du sud (en France notamment, mais également en Italie) étaient noyés sous les eaux.
Pourtant, pour revenir à Bordeaux, les vendanges furent plus compliquées que prévu : le problème principal fut les raisins millerandés qui nécessitèrent un travail de “nettoyage” très important, à la veille des vendanges ou, plus tard, à la table de tri. Sans parler du botrytis qui, sur certaines vignes encore trop chargées, n’avait pas été totalement jugulé par le vent du nord-est. Enfin, last but not least, le déficit hydrique provoqué par un hiver très sec s’est trouvé prolongé au mois de septembre, en dépit d’un mois de juillet assez pluvieux, avec comme conséquence un stress hydrique perceptibles à la fois sur les vignes désherbées et enherbées. Sous l’action du vent du nord-est de septembre les acides et les alcools se sont concentrés, ainsi qu’on l’a évoqué ci-dessus, mais, souvent, les peaux ont eu de la peine à mûrir et les tannins manquent de complexité. Phénomène que l’on a pu observer par le passé sur un millésime comme 1983 où le vent, du sud cette fois-ci, a concentré par passerillage les grains mais où les tannins sont demeurés dans leur simplicité.
Le style des vins
Millésime de maturation tardive, 2002 est incontestablement un millésime plus favorable au cabernet sauvignon et au cabernet franc qu’au merlot, davantage pénalisé par la coulure et le millerandage. Cela posé, la première évidence concernant le style général des vins issus de ce millésime est la fraîcheur d’expression qui peut rappeler parfois celle que l’on trouvait sur le millésime 1988, à cette différence que les 2002 les mieux réussis offrent davantage de chair et de gras que les 1988. C’est en effet une des autres caractéristiques du millésime 2002 que d’avoir des vins dotés d’une très belle vivacité avec en contrepoint une structure charnue bien présente, la maturité alcoolique n’ayant pas fait défaut. On note d’ailleurs parfois sur certains vins des degrés alcooliques tout à fait exceptionnels avec une sensation de fraîcheur absolument préservée. Une fois de plus, une des clés de compréhension du millésime se trouve dans la maturité des polyphénols et dans la finesse d’extraction de ces derniers. La plupart des vinificateurs s’accordent à dire que, dans un tel millésime, compte tenu d’un certain nombre de paramètres, il était très important d’extraire en douceur, voire d’infuser délicatement plutôt que de chercher à “taper dans le tas” sans nuances. Ces paramètres sont notamment les suivants :
•  la concentration opérée sur souche, voire le  flétrissement des baies, avait modifié le rapport habituel entre le jus et la pellicule.
•  les ph plus bas que la normale et l’acidité naturelle du millésime renforcent la sensation tannique
•  l’extractibilité rapide des polyphénols avec des IPT (indices de polyphénols totaux) très importants, souvent même similaires quantitativement à ceux que l’on avait en 2000, nécessitait beaucoup de doigté à ce niveau, d’autant plus que, certaines parcelles ont souffert d’une légère carence en eau durant le mois de septembre.
Bref, 2002 apparaît, au vu de ces paramètres, comme un millésime sauvé sur le fil par l’action conjuguée d’un beau mois de septembre et celle de la technique plutôt qu’un millésime naturellement doué. Comme le dit justement Stéphane Derenoncourt :”les grandes réussites sont surtout techniques, il n’y a pas eu de mois d’août et la puissance n’est donc pas tout à fait au rendez-vous !”.
En conclusion, si la caractéristique principale est la fraîcheur des vins, le style et, en filigrane, le terroir que celui-ci vient révéler, sont très importants dans un tel millésime.
Pour schématiser, on trouve ainsi, au gré des appellations et des propriétés trois grandes catégories de vins :
• des vins élancés, toniques, aux tannins mûrs et fruités. Ce sont les vins évidemment les plus réussis mais aussi les moins nombreux. Leur caractéristique commune est d’être issus des meilleurs terroirs de leur appellation. 
Ce sont ceux auxquels l’amateur devra s’intéresser au premier chef.
• des vins  également articulés sur la fraîcheur, mais linéaires et le temps montrera s’ils accéderont à davantage de profondeur de saveurs et plus de  complexité. A condition sans doute de ne pas les “user” par un élevage trop ambitieux et trop long qui risquerait de leur faire perdre leur principale vertu. 
• des vins présentant un profil végétal accusé et/ou des tannins secs suite à une surextraction. Nés déséquilibrés, ils ne pourront qu’accentuer ces défauts au vieillissement. Il faut dire que les problèmes  de botrytis ont incité parfois les vinificateurs à rajouter du tannin œnologique afin de prévenir l’activité de laccase (oxydase générée par le botrytis cinerea) et de fixer la couleur. Le plus souvent, ce genre de pratique, autorisée et assez fréquente, renforce à terme la sensation tannique en y introduisant une notion d’amertume négative, a fortiori lorsque les tannins ne sont pas suffisamment mûrs.
La synthèse des appellations
St-Estèphe
C’est une des appellations qui tire le mieux son  épingle du jeu. Emmenée par un formidable Cos d’Estournel, sans doute la plus belle réussite de la propriété depuis plusieurs années, l’appellation regorge de vins d’envergure, au rang desquels on mettra Montrose, Phélan-Ségur et quelques autres. La texture argileuse d’une partie des sous-sols de l’appellation a sans doute permis de faire la différence dans un millésime qui, rappelons-le, n’a pas été épargné par le stress hydrique.
Pauillac
On y trouve également de très belles réussites. A commencer par un des grands Mouton-Rothschild de ces dernières années, d’une fraîcheur insolente sur un corps sculptural. Lafite, orienté sur sa légendaire finesse, est au même niveau. Excellent Latour qui se révélera davantage en fin d’élevage. Il faut également mentionner les très belles réussites de Pichon-Lalande, de Pontet-Canet ou de Lynch-Bages.
St-Julien
Appellation assez homogène, St-Julien se distingue par de très jolies réussites, des vins élégants et racés, d’une vraie profondeur d’expression à l’image de Léoville Las-Cases, de Léoville-Barton ou de Ducru-Beaucaillou. A  noter également la très belle réussite de Branaire-Ducru.
Margaux
Cette appellation se situe légèrement en retrait par rapport à ses voisines du nord. Si Château Margaux apparaît comme un vin parfait mais sans la magie habituelle du cru, Palmer, Rauzan-Ségla ou encore Brane Cantenac méritent la considération.
Pessac-Léognan et Graves
La région de Pessac s’en sort brillamment et il ne fait aucun doute qu’on parlera longtemps de Haut-Brion 2002. Le secteur de Léognan tire également très bien son épingle du jeu avec de très belles réussites au premier chef desquelles figure un admirable Malartic La Gravière. Les blancs sont bons, sur la fraîcheur, gras et nerveux à la fois mais, pour la plupart d’entre eux, sont davantage redevables à la technique qu’à l’âme du terroir.
St-Emilion
Face à l’afflux des vins de garage qu’a connu la région ces dernières années, 2002 signe magistralement la revanche des terroirs. Tant la différence saute aux yeux, y compris à l’aveugle, entre les terroirs les mieux lotis et les autres. Il y a donc de très jolies réussites à St-Emilion et, même si l’on a décrété que 2002 est un millésime cabernet sauvignon, il ne faut pas oublier qu’il y a également de très beaux cabernets francs dans ce millésime.
Pomerol et Lalande de Pomerol
On a vu de tout cette année sur l’appellation, des rendements dont les extrêmes oscillent entre 18 hl/ha et 45 hl/ha. C’est dire que le pire côtoie le très bon, voire le meilleur. Les vins issus des zones graveleuses sont particulièrement réussis alors que, sur les terroirs sableux, le bilan s’annonce plutôt mitigé.
Fronsac • Côtes de Castillon • Côtes de Francs • Blayais et Bourgeais, etc.
Difficile de résumer, dans un tel millésime, des appellations aussi diverses et aussi vastes. Là également, l’hétérogénéité est importante et, s’il faut souligner les efforts méritoires de nombreux viticulteurs ambitieux qui, c’est certain, dans un tel millésime ne seront absolument pas payés en retour de leurs efforts, on ne peut passer sous silence les nombreux vins caractérisés  par des notes végétales et des tannins asséchants.
Sauternes-Barsac
C’est une des belles surprises du millésime. Certes, on n’atteindra pas, sauf exception, la complexité des superbes 2001, mais l’impression d’ensemble est très favorable : le style du millésime se caractérise également ici par une fraîcheur et un dynamisme de structure bien affirmé. Les premiers tris, rentrés en septembre,  semblent généralement meilleurs que ceux d’octobre. Dans un tel millésime, certains producteurs ont pris le parti de bloquer plus vite les fermentations afin d’avoir des vins moins riches en alcool (et donc plus riches en liqueur), l’alcool faisant ressortir l’acidité.

Voilà un travail de pro. Merci Grand Jacques, et présente nous vite le 2013 sur lequel bien des gens qui se la croient ont déjà dit de grosses bêtises sans même avoir tasté les vins avec compétence.

Et bien évidemment, comme le redit systématiquement Michel Bettane, les notes finales ne peuvent se donner que lorsque les vins sont en bouteille, prêts à être expédiés. On me dit qui goûte systématiquement ainsi et publie sa note primeur à côté de sa note "bouteille" ?

Dans quel monde vivons nous !

A L'ECOUTE :

Sur la chaîne BRAVA HD : Nobuyuki Tsujii, un jeune pianiste japonais, aveugle.
Je reste sans mot devant cette capacité de jouer Liszt ou autre sans jamais avoir pu voir la partition. Quel art, autre que la musique, permet ainsi aux aveugles d'exprimer leur vie ?

Comment alors ne pas citer aussi l'immense Helmut Walcha, aveugle lui aussi, organiste de référence et interprète unique de Bach qui a dit un jour, en grande modestie, que si toutes ses oeuvres pour orgue disparaissaient, il pourrait les réécrire ?

C'est bien de se rappeler ainsi qu'on est des tout petits à côté de ces géants de l'espèce humaine !


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